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— Oui, tout cela, cette « armor » de Pleubian, si riche, où les landes se comptent, tant elles sont rares, doit sa fertilité au goémon. Nous n’existerions pas sans lui. Le blé ne rapporte guère : à 8 francs, 8 fr. 20 les 50 kilos, c’est tout juste s’il rembourse nos dépenses et, du reste, le blé n’aime pas le goémon ou il le lui faut décomposé, après une année passée sous une autre plante. L’orge, au contraire, s’en accommode parfaitement, mais surtout les pommes de terre, les betteraves, les choux, le chanvre, la vigne même, me dit-on. Il suffit de le mêler à un peu de fumier de ferme. Grâce à la température, qui est ici extrêmement douce, nous « faisons, » dès mars, de la pomme de terre pri ou hâtive. Dans les bonnes années, nous vendons cette pomme de terre aux Anglais jusqu’à 30 francs les 50 kilos. C’est la richesse du pays. Aussi tout le monde en fait-il peu ou prou. Puis l’ « armoricain » est très économe, entreprenant de surcroît. Dès que ses pommes de terre lui ont permis d’économiser un peu d’argent, il prend une part dans un lougre ou une gabarre et s’établit armateur au petit cabotage. C’est le cas de ces gens dont vous avez visité tout à l’heure le navire, avec le recteur de Pleubian…

Nous sommes arrivés sur la grève. La marée est déjà presque étale. Le ciel s’est complètement nettoyé ; le crépuscule, mauve et vert, descend doucement sur l’horizon. Port-la-Chaîne est une anse arrondie, couronnée par le sémaphore de Crec’h-ar-Maout et veillée par deux petits phares qui servent à éclairer la dangereuse entrée de la rivière de Tréguier. En face de nous, l’île Blanche se couvre d’embruns et, tout là-bas, entre les Duono et la roche Quinial, les premières dromes commencent à s’égrener sur la mer. Quelques-unes, en effet, sont convoyées par de petites barques ; mais la plupart voguent seules, au fil du flux qui les pousse mollement vers la côte. La drome, ronde, cerclée de cordes puissantes, n’émerge que de quelques centimètres, si bien que le percheur qui la manœuvre, arc-bouté sur sa gaffe, a l’air suspendu entre le ciel et l’eau.

— Jeu d’enfant aujourd’hui, ce pilotage de la drome, me dit M. R… Nous avons de la chance ! D’ordinaire, les remous, les courans, le ressac, surtout dans le voisinage du Sillon, dont il faut faire tout le tour, rendent l’opération difficile, périlleuse même ; peu de chose suffit, un coup de vent, la pointe d’un écueil, pour faire brèche dans ces radeaux élémentaires, rompre un