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arbres. Le troisième datait du lendemain de la guerre sino-japonaise : les chantiers s’étaient encore rapprochés, et le jardin, complètement investi, était encerclé de rails dont les tronçons s’élançaient déjà dans ses brèches entr’ouvertes.

Lorsque j’eus traversé cette manufacture, où plus de cinq mille ouvriers fondaient des canons et des mitrailleuses, et qu’on m’eut bien répété et bien convaincu que désormais les Japonais pouvaient se passer des Européens, le major, qui m’accompagnait, me fit enjamber des fossés, escalader des remblais et des décombres ; et, par ce chemin de ville assiégée, nous atteignîmes enfin le jardin merveilleux.

Je ne vis d’abord qu’un petit jardin aux arbres minuscules, ses grèves de galets, son étang, ses ponts de pierre, et ses îlots dont les huttes ressemblaient à des huttes de castors, — le jardin classique des résidences japonaises. Mais l’Arsenal s’en était emparé : les huttes aquatiques étaient devenues des poudrières, et les îlots en miniature renfermaient les explosifs les plus dangereux. Ah ! qu’elles étaient jolies et joliment disposées, ces rocailles où l’ingéniosité nipponne avait isolé tant de sombres puissances ! Le major les regardait avec le même plaisir qu’il eût fait d’une maison de poupée chargée de dynamite.

Au bout du jardinet, un sentier dallé s’enfonçait sous de hauts arbres touffus, et je pénétrai dans le vrai jardin du prince de Mito. Il n’est pas très vaste et paraît infini. Tout ce que la nature du Japon a de grâce et d’imprévu se trouve réuni sur ces quelques arpens de terre où l’art des jardiniers a surpassé celui des décorateurs. Chaque saison s’y glorifie, et chaque heure s’y croit la plus belle des heures. Jardin d’automne, quand les érables s’y empourprent ; jardin d’hiver, quand, sous les festons de neige, les premiers pruniers s’y étoilent ; jardin de printemps et d’été, plus riche de couleurs que de parfums, mais où les cerisiers embaument. Les îles de son lac semblent voguer, depuis des siècles, de l’un à l’autre promontoire et s’être un instant arrêtées pour contempler au plus profond des eaux leurs ombres verdoyantes. Ce n’est pas un lac ; c’est la Mer Intérieure. Le sentier qui descend vers ce pont d’une seule arche, taillé d’un seul bloc de granit, est encore rose des pas du matin ; et le petit golfe qui serpente et se dérobe sous l’épaisseur des bois et qui brille, on dirait qu’il y cache un clair de lune endormi dans ses eaux. Des pierres étranges aux signes fatidiques sortent de la terre