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où il les rencontra le plus nombreux qu’il fixa pour jamais sa patrie d’élection, qu’il rêva de planter définitivement sa tente. A ses yeux, le charme le plus exquis des exquises loges de la Scala, c’est que, aimant mieux écouter que parler, on en rencontre la possibilité dans ces petits salons où règne une si incroyable « bonhomie. » L’abstention sera plus facile encore dans le café voisin de ce théâtre idéal, car on y trouve des marquis milanais pour vous prendre par la boutonnière, et vous raconter, une nuit durant, leurs amours, sans qu’on ait seulement la peine d’ouvrir la bouche : cependant que leur récit, animé d’un feu dévorant, d’une passion sincère, ouvre les jours les plus inattendus sur la nature humaine. Double profit par conséquent, bonne fortune où l’analyste du cœur trouve son compte autant que l’ennemi de la parole : « A peine cent mots à répondre en quatre heures ! » Si le marquis amoureux fait défaut, on peut aussi faire là dix-huit parties de billard « sans dire la valeur de dix lignes. » Quelques pas encore en suivant la rue voisine, et vous voici dans le salon que préside la fille du génie de ces lieux, du maestro Vigano, cet homme sublime, dont les ballets sont plus « romantiques » que les drames de Shakspeare. Chez la Nina Vigano, pas de cérémonies superflues : « On va en bottes, archibottes, écrit énergiquement le correspondant du baron de Mareste, et, souvent, je n’y prononce pas un mot[1]. » Là on s’étend sur un canapé, et on se laisse charmer. Soirées bienheureuses, qui firent de Beyle un Milanais par la nationalité élective ! Éloigné de ce paradis, il eut encore la joie de retrouver Milan à Paris, sous la Restauration, dans les salons de la Pasta, qu’il ne quitta plus, et dont la fréquentation lui fit tort auprès de ses relations plus doctrinaires. Mais, quoi ! il adore « n’être pas obligé de parler. »

Toutefois, un silence trop obstiné, qui l’eût fait négliger par les maîtresses de maison soucieuses de l’amusement de leurs invités, aurait été néfaste à la satisfaction de ses goûts les plus chers. Les salons ne demeuraient-ils pas, avec les livres, un champ d’élection pour ses études sur l’âme humaine ? Aussi, avant qu’il eût enfin cessé d’être « muet par paresse, » c’est-à-dire avant le 15 septembre 1826, cet homme de quarante-trois ans avait trouvé quelques procédés pour se faire bien venir dans

  1. Correspondance, vol. I, p. 68.