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présence de l’unique rejeton de ceux que je pleure, de cet ange que la France envie à la Courlande. Mais toutes les douceurs qu’éprouve l’homme privé sont empoisonnées par les peines de l’homme public. Mon cœur et mes yeux portent sans cesse vers la France. Je vois mon peuple revenu de ses erreurs, mais opprimé par ceux qui l’avaient égaré, me tendant les mains auxquelles les miennes ne peuvent atteindre, les autels déserts, le trône de mes pères renversé, leur palais occupé par un homme à peine né Français, et je ne puis pas au péril de ma vie mettre un terme à tant de malheurs, et une politique aussi fausse qu’incompréhensible enchaîne le bras, rend nulles les magnanimes vues de mon auguste ami et me relient à l’extrémité de l’Europe. Avec de telles pensées, puis-je être heureux ? Non, sans doute.

« Mais, gardez-vous, my dear lady, de croire que je m’en laisse abattre. Je pense que mes maux sont bien peu de chose en comparaison de ceux que mon malheureux frère a soutenus avec une constance qui honorera éternellement sa mémoire, et cette idée seule suffirait pour soutenir mon courage. L’espérance est d’ailleurs loin de m’abandonner. Le temps viendra où l’aveuglement des rois cessera, où tous sentiront que le danger est commun à tous et menace non seulement leur tête, mais encore tout l’ordre social et que, pour s’en garantir, pour en empêcher l’inévitable effet, il faut s’unir au seul allié qui puisse assurer le succès d’une telle entreprise, au cœur des vrais Français, en opposant franchement la monarchie à la République, le Roi légitime à l’usurpateur. Ces vérités, souvent répétées et jusqu’à présent sans fruit, germeront un jour. Je l’attends, je l’espère et ne cesse de travailler à le hâter. Telle est ma vie. »

Cette éloquente profession de foi nous montre Louis XVIII, toujours égal à lui-même, toujours animé de cette indomptable confiance dans le triomphe de ses droits, qui, jusqu’en 1814, fut son guide et son soutien. Mais, lorsqu’il écrivait en ces termes à lady Malmesbury, il ne pouvait se douter qu’une épreuve nouvelle allait l’assaillir. De toutes les catastrophes qu’à cette heure, il avait lieu de craindre, il n’en est pas une qui fût plus imprévue que celle que lui préparait le fantasque et mobile Paul Ier. Jusqu’au 5 janvier 1801, aucun symptôme ne lui en avait signalé l’approche, lorsque, à cette date, le comte de Caraman, son représentant à Saint-Pétersbourg, arrivait à l’improviste à Mitau et