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… Qui donc a ce droit-là : punir ?
Quel être, se plaçant au-dessus d’un autre être,
Peut oser devant soi le faire comparaître ?
Quel pécheur est armé d’un privilège tel ?
Du fond de quel palais ? du haut de quel autel ?
Quel cœur est assez pur pour qu’on l’en investisse ?
Quel juste est assez Dieu pour rendre la justice ?

Ce n’est certes pas dans la bouche d’un fou que M. Richepin a voulu mettre ces belles paroles. Et cependant, au même moment, don Quichotte délivre les galériens, vient de charger sur les moulins à vent, de préparer le baume de Fier à Bras, et s’écrie :

Je serai, cœur fondu que la prière embrase,
Face à face avec Dieu dans l’horreur et l’extase.

Mais bientôt il sent lui-même la raison revenir.

Je cesse d’être fou. Loin des songes menteurs
Je ne crois plus à vous, chevaliers enchanteurs,
Géans, et je ne crois plus même aux Dulcinées.
Mais, comme à l’humble temps de mes sages années,
Je reprends, pour mourir, dans la paix m’endormant,
Mon nom de Quijada, le bon tout bonnement.

Le revoilà avec autant de bon sens que Sancho. Nous sommes loin de l’asile et le poète lui fait faire un testament qui ne sera pas attaqué pour incapacité mentale de son auteur.

En réalité, don Quichotte de la Manche, ce « chevalier de l’Illusion folle, qui sera un jour la sagesse » est le type accompli de ces demi-fous[1] qui, depuis la création du monde ou du moins depuis la naissance de la littérature, « fourmillent » dans le livre et au théâtre.

Dans sa belle étude sur la Psychologie des romanciers russes du xixe siècle, Ossip Lourié a bien montré qu’« aucune littérature n’offre autant de cas de pathologie de la volonté que la littérature russe. » Il cite cette phrase du psychiatre Orchansky : « C’est la petite partie des aliénés, qui se trouve, en Russie, dans les maisons de santé ; au contraire, une grande masse de plusieurs centaines de mille de ces invalides d’esprit

  1. Je parle du don Quichotte de M. Jean Richepin. Le héros de Cervantes se rapproche beaucoup plus du vrai fou. — Voyez, sur la psychopathie du don Quichotte espagnol, la Chronique médicale (15 mars 1895 et 1er novembre 1905) et la thèse de Villechauvaix (Paris, 1898).