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elles deviennent comme une musique qui suscite par ses sonorités une vision de couleur. » C’est en ce sens d’abord que Berlioz peut être tenu pour un personnage éminemment représentatif.

Comme beaucoup de romantiques qui ont eu le mépris et l’horreur du bourgeois, Berlioz, par ses origines et par l’apprentissage qu’il a fait de la vie, est lui-même, et dans toute la force du terme, un bourgeois. Il est fils d’un médecin de province, qui d’abord l’avait destiné à fournir la même carrière que lui, qui ensuite ne s’opposa que faiblement à la vocation artistique du jeune homme. Hector mène à Paris la vie de l’étudiant fils de famille, jusqu’au jour où, les vivres lui étant en partie coupés, il trouve assez aisément à gagner, sa subsistance en devenant choriste aux Nouveautés et en donnant des leçons à l’Institut orthopédique d’une dame Daubrée. Il monte en loge, il obtient le prix de Rome : pour être un révolutionnaire, il n’en est pas moins un écolier qui sait être sage quand il le faut. Car, pareil encore à nombre de romantiques, Berlioz fait au romantisme sa part. C’est un Dauphinois, d’une race qui a la réputation d’être subtile, avisée et méfiante, celle même de Stendhal. Son romantisme est une maladie acquise, et, s’il en cultive en lui les germes, s’il en surveille les progrès, c’est que précisément il en est le témoin clairvoyant, loin d’en être la dupe. Quand il rêve et s’abandonne au rêve, c’est un plaisir qu’il se donne et de son plein gré. S’il compose dans un état d’effervescence et de délire, il a soin de laisser ensuite reposer son œuvre et d’attendre qu’il soit tout à fait calme pour reprendre son ébauche et la relire comme si elle n’était pas de lui.

Tenace, actif, ingénieux, souple, il sait habilement conduire ses affaires, se ménager des protecteurs, se créer un parti, soigner sa réclame. Ses pires chagrins ne lui font pas négliger une démarche utile. Il pratique l’art des ménagemens et la vertu de la prudence. Se souvenant qu’il a une première fois manqué le prix de Rome, parce que sa musique a été jugée inexécutable, il a soin de ne pas faire passer sous les yeux de ses juges un certain « finale » de Sardanapale qui n’aurait pas manqué de les indisposer et qu’il réserve pour le jour de l’exécution publique, une fois les prix décernés. Et enfin quand il est engagé sur le chemin d’une excentricité un peu trop forte, il n’est pas tellement à la merci de son impulsion, qu’il ne s’arrête à temps. Comme il était à la villa Médicis, il apprend que sa fiancée profite de son éloignement pour se marier. Aussitôt il médite une de ces vengeances dont le récit réjouissait l’auteur des Promenades dans Rome il part, armé de deux pistolets et muni d’un costume de femme. Sous