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représentation que donnait la troupe anglaise, il arrive au théâtre, monte vers la scène’ ; tout à coup, à trois pas de lui, il voit dans le rôle de Juliette miss Smithson, que Roméo arrache au cercueil et emporte dans ses bras. Il pousse un cri, fuit en se tordant les mains. Miss Smithson entend les cris de ce fou, s’échappe des bras de l’acteur, regarde, prend peur : « Qu’on veille sur ce gentleman, dont les yeux n’annoncent rien de bon ! » Seulement, aucune ouverture de Berlioz n’ayant été jouée à cette représentation, il est bien probable que cette dramatique rencontre est purement imaginaire. Un des moyens de contrôle que nous avons pour vérifier les assertions des auteurs des Mémoires, ce sont les lettres qu’ils ont écrites dans le temps même des événemens. Dans une lettre Berlioz écrit : « J’ai senti qu’il était absolument au-dessus de mes forces de la voir et de renouveler des sensations aussi extraordinairement déchirantes, que je n’avais pas éprouvées depuis deux ans : je n’ai pas même entendu le son de sa voix. » Dans ses Mémoires il a vu et entendu. C’est donc qu’il a bien vu et entendu — mais en rêve.

Telle est justement chez Berlioz l’intensité de l’imagination et telle la puissance du rêve. « Les rêves de Berlioz avaient une telle force, une telle vie, une telle réalité intérieure qu’ils laissaient en lui des souvenirs aussi précis que les choses tenues bourgeoisement pour réelles. Bien plus, à mesure qu’il pensait à ses rêves et qu’il les racontait, et qu’il les écrivait, ceux-ci, spontanément, se substituaient à la réalité oubliée. Les rêves, ses rêves, étaient conformes aux aspirations, aux forces profondes de son être. Il les aimait, les caressait, les ornait de détails, précis et bien à sa convenance. Auprès d’eux, la vérité était chose morte. Quelle est donc, s’écriera-t-il, cette faculté singulière qui substitue ainsi l’imagination à la réalité ? » C’est la même, est-il besoin de le rappeler ? que Lamartine constatait en lui, quand il écrivait, dans une de ses lettres intimes : « Je vis plus que jamais avec des êtres tout imaginaires… où avons-nous donc pris cette copie sans modèle ? » C’est celle qui, chez Balzac, faisait pâlir les événemens réels auprès des créations de son cerveau visionnaire : « Revenons à la réalité : parlons d’Eugénie Grandet. » C’est celle enfin qui, chez les grands romantiques, a si bien mêlé la fiction et le réel, qu’eux-mêmes en sont venus à ne pouvoir les séparer et les discerner. Et nous touchons ici au nœud de la question puisqu’il s’agit de constater et, autant que possible, d’expliquer certaines illusions d’optique ou certaines suggestions dont on trouve la trace incontestable dans les récits de tous les faiseurs de Confidences.