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Coréen du VIIIe siècle n’en eût ressentie devant le colosse de Nara.

Il y a place à de nouvelles idoles sous les arbres clairsemés de ces forêts divines. Les biches et les daims, habitués aux hommes et aux dieux, ne seront point effarouchés de leur ombre. Mais les petites prêtresses assises sur leurs talons, les coudes à la balustrade et le front dans leurs mains, épieront longtemps encore, à travers les rangées de lanternes et les grappes de glycines, le pas des pèlerins amoureux des vieilles danses. Et les jeunes filles n’oublieront pas que, derrière les deux pagodes du temple de Kobukiji, sous des pins fameux, un étang dort où jadis une dame aimée par l’Empereur, puis délaissée, vint se noyer en un soir de printemps. Elle portait sans doute, à la façon des dames que les artistes ont peintes sur les kakémono d’autrefois, ses cheveux dénoués et flottans. Sa longue robe de soie s’évasait autour d’elle. Souples comme sa taille, ondoyantes comme sa chevelure, somptueuses comme ses robes de cour, les glycines étaient en fleurs. Au bord de ces eaux, je revis, accompagnée de son père, la jeune fille de tout à l’heure. Elle se pencha pour s’y mirer un instant, pendant que, sur la rive opposée, une biche et ses faons se désaltéraient.

Le soir, je quittai mon hôtel dont les balcons ouverts au clair de lune résonnaient de la musique des shamisen, et je rentrai dans le parc. Les pâles avenues de lanternes se déroulaient aussi impressionnantes que des allées de cimetière. Les glycines s’étaient assombries et restaient sombres même au rayon de la lune. Mais les troncs et les ramures des cryptomérias s’élargissaient si démesurément que chacun d’eux semblait contenir toute la nuit. Le son clair des fontaines prenait dans le silence une extraordinaire intensité. Jadis, dès que le crépuscule tombait, il n’y avait pas une seule lanterne qui ne s’allumât ; et, d’un bout à l’autre de l’année, Nara s’endormait sous son parc illuminé. Aujourd’hui l’argent de cet éclairage paie les impôts et sert aux achats des vaisseaux de guerre. Cependant, près du temple shintoïste de Wakamiya, où les petites prêtresses avaient dansé, une ligne de lumières brillait. Le vieux Japon, le Japon d’avant le Bouddha, continuait de veiller dans l’ombre… Toujours, chez ce peuple capricieux et si prompt aux métamorphoses, dans sa nature changeante et ses capitales éphémères, quelque chose qui vient de très loin, du fond des âges, quelque chose de persistant et d’impérissable…