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pensionnaire. J’y suis resté les quatre ans de mon séjour. Naturellement la fille s’est éprise de moi.. Tu n’as pas besoin de rougir puisque c’est la vérité…

— Vous voulez dire, interrompis-je en riant, que vous vous êtes épris de Madame.

— Non, je vous assure, pas tout d’abord. Moi, je travaillais ; je ne me souciais point d’amour. Lorsque j’ai vu qu’elle tenait à moi, je l’ai honnêtement avertie que, pour commencer, les habitudes japonaises pourraient bien la gêner aux entournures, et qu’elle ne serait chez moi que la belle-fille de ma mère. Je n’entendais point amener une demoiselle qui, sauf votre respect, n’en ferait qu’à sa tête de Parisienne. Les Parisiennes à Paris, les Japonaises au Japon ! Je suis un homme raisonnable. Ici nous mettons les femmes à l’essai : si elles ne conviennent pas, on les divorce. Elle le savait. Seulement, quand une fille est possédée du désir de vous épouser, vous avez beau la prévenir, c’est comme si vous sonniez du gong à l’oreille d’un sourd. Elle a voulu me suivre. J’avais des obligations à sa famille ; j’aurais été impoli de refuser. Les commencemens nous ont semblé durs. J’ai cru que je la divorcerais. Mais c’est une bonne fille, et je suis heureux de dire à un de ses compatriotes que nous sommes satisfaits d’elle, très satisfaits, et que maintenant, quoi qu’il advienne, je ne la divorcerai pas !

Les yeux baissés, les joues pourpres, les mains chiffonnant l’étoffe de sa robe, Mme Nikita écoutait silencieuse. Aux derniers mots, ses lèvres ébauchèrent le fugitif sourire d’une personne qui respire après une longue oppression. L’assurance qu’on ne la répudierait pas, qu’on ne la séparerait pas de ses trois enfans, lui faisait un instant oublier l’affreuse humiliation. Et ce sourire m’émut encore plus que tout le reste.

Quant à lui, sa grossièreté ne provenait-elle que d’une adaptation maladroite de ses idées si japonaises aux expressions de notre langue ? Eprouvait-il une sorte de joie morose à rabaisser sous mes yeux une fille de mon pays, sa conquête et sa proie ? Cédait-il uniquement à cette vanité désordonnée dont parfois les Japonais se gonflent à en crever ?

Il ajouta :

— Enfin, elle ne se plaint pas, et elle n’est pas à plaindre. Vous constaterez que, si notre vie manque de luxe, du moins nous nous sommes aménagé un petit intérieur où une Parisienne