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cent mille francs au baron Hulot pour meubler Mme Marneffe, des centaines de pauvres diables de soldats sont morts en Algérie d’inanition et de désespoir. Il y a d’ailleurs toute une morale, et une très belle morale, à induire de cette liaison des effets et des causes ; et le premier article en est qu’aucun de nos actes n’étant indifférent, aucun d’eux n’est insignifiant, ni ne doit donc, par conséquent, nous échapper à la légère. Nous n’avons pas, hélas ! besoin, pour « tuer le mandarin, » de le vouloir ; et il nous suffit de laisser le champ libre à notre égoïsme !

Mais cette solidarité ne se limite pas à la circonférence de la vie sociale, et elle enveloppe l’humanité tout entière, laquelle sans doute, n’est pas située dans la nature, selon le mot célèbre, « comme un empire dans un empire. « De là, les analogies, sinon l’identité, de l’« histoire naturelle » avec l’« histoire sociale ; » et de là l’esthétique de Balzac ; mais de là aussi la différence qui distingue cette esthétique de toutes les autres, et, autant qu’une esthétique, en fait une conception ou une philosophie de la vie.

Je n’ai pas besoin de montrer l’importance et surtout la fécondité de cette idée. La critique de Taine en est dérivée tout entière, autant ou plus que des logomachies de Hegel ; et le plus bel épanouissement littéraire que j’en connaisse, après la Comédie humaine, est l’œuvre du plus grand romancier peut-être de l’Angleterre au XIXe siècle, je veux dire l’auteur d’Adam Bede, du Moulin sur la Floss et de Middlemarch. Je n’ai pas non plus ici à la juger, quoique d’ailleurs je n’en fusse nullement embarrassé, et que, à la condition d’y pouvoir mettre une seule restriction, je la croie profondément vraie. S’il était prouvé que la solidarité sociale eût son fondement dans la nature, il n’en résulterait pas qu’elle y eût pour cela sa loi. Mais ce que je veux seulement constater, c’est que cette idée est l’âme ou le ressort intérieur de l’œuvre de Balzac. Elle en est aussi la lumière, et, — puisque nous avons dit, puisqu’il est convenu que Balzac n’est pas toujours clair, — c’est par le moyen de cette idée que l’on achèvera de comprendre, dans ses nombreuses Préfaces, y compris l’Avant-propos de sa Comédie, ce qu’il voulait dire quand il appuyait sur l’étroite solidarité des parties de son œuvre. « Toutes choses étant causantes et causées, aidantes et aidées, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, ni le tout sans connaître les parties. » Lui, qui aimait les