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même histoire. La combativité de la race ne trouvant pas à s’exercer contre un ennemi extérieur, l’abcès crève en dedans, les ardeurs batailleuses de ces fils des Conquistadores se donnent libre carrière dans les révolutions et les guerres civiles. Nul frein pour les retenir : ni la crainte d’un voisin dangereux, ni le respect d’une autorité morale. Le clergé indigène, sauf d’honorables exceptions, est sans prestige parce qu’il est sans vertus : il a rabaissé la religion à sa mesure ; il l’a laissée s’altérer, dans l’ignorance, la cupidité et la corruption : les gens de Caracas, en 1897, firent une émeute parce que leur archevêque étant tombé malade, le cardinal Rampolla avait désigné, pour administrer le diocèse, un vicaire général, le P. Castro, qui avait la réputation d’un homme austère et pieux ! Inoccupée aux frontières, recrutée parmi les élémens les plus turbulens de la population, l’armée n’est ni l’école du sacrifice ni celle du dévouement : généraux de coups d’État ou colonels de grands chemins sont des politiciens déguisés qui ne songent guère qu’à s’emparer des hautes charges de l’État et à enlever d’assaut les grasses sinécures.

L’acuité des haines sociales favorise le succès des ambitions individuelles. Quatre siècles n’ont pas réussi à calmer, dans les veines des Américains du Sud, les cupidités violentes des premiers conquérans de l’or ; le « rêve héroïque et brutal » enivre encore les petits-neveux des compagnons de Pizarre, d’Almagro et de Ponce de Léon ; moins préoccupés de mettre en valeur et d’accroître les richesses de leur pays que de découvrir et de rafler des trésors inconnus, ils sont toujours, comme leurs pères, à la recherche du royaume de l’or ; seulement aujourd’hui l’Eldorado est dans les caisses de l’État ; Cipangu, c’est le palais du gouvernement ; et c’est par la révolution qu’on s’en empare. L’Amérique du Sud reste le pays où la fortune s’acquiert vite et sans travail, la terre des curées brutales et des larges assouvissemens. La population, mélange à doses variables du sang des conquérans espagnols, des vaincus indiens, des nègres esclaves et des immigrans étrangers, paraît impuissante jusqu’à présent à fonder sur des assises solides une société durable ; elle construit fiévreusement pour renverser plus vite encore ; elle est impatiente, excessive, changeante ; on dirait qu’elle est à la fois trop vieille et trop jeune : trop vieille pour créer, trop jeune pour conserver. De la fusion des races il n’est pas