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campagne de Rome, devant un beau coucher de soleil, lui est apparue l’harmonie de la création ; il a vu tomber la barrière cartésienne entre l’homme et la nature. Comme l’homme même, toute la nature reçoit une double essence, étendue et pensée. Le poète se proposé de nous montrer des « enfantemens de mondes » et aussi la mort de ces mondes, bref a la vie sous d’autres formes que celles qui nous sont connues. » En 1823, il revient au plan primitif : rapports de l’homme et de Dieu, par l’intermédiaire des anges. Son héros est l’âme humaine : et dans l’avertissement de la Chute d’un ange il oppose nommément sa conception poétique, toute morale, à celle de Lucrèce. Son sujet est exactement celui de l’humanité personnifiée par un même homme qui renaît sans cesse pour être le témoin des époques successives de l’histoire. Ange déchu, « dieu tombé, » il se purifie par la souffrance, et, par une série d’épreuves, tend à remontera sa perfection première. Ainsi se trouvent conciliées la doctrine chrétienne de la déchéance et la théorie philosophique du progrès. Les poètes d’alors s’occupaient beaucoup des anges, de leurs chutes et de leurs amours, et de même les philosophes étaient très préoccupés de la possibilité d’existences successives, notion qui a pu frayer la voie au transformisme. Mais il est remarquable que les écrits de Fourier, de Pierre Leroux, de Jean Reynaud et l’Ahasvérus d’Edgar Quinet, sont tous postérieurs à l’époque où Lamartine conçut son poème.

Il était hors de doute que le poète n’exécuterait jamais en son entier un plan trop vaste. Il est certain encore que chacun des deux épisodes a son existence propre et se suffit à lui-même. Néanmoins Lamartine n’y perd jamais complètement de vue le rapport qui l’unit à l’ensemble et le lien qui le rattache à l’idée générale. On fait tort à Jocelyn quand on n’y veut voir qu’une idylle un peu puérile, et une histoire de curé un peu fade. Le poète nous avertit qu’il a essayé d’y représenter un « drame intérieur : » et ce drame est en effet le plus poignant qui se puisse imaginer, puisque nous y voyons l’âme passer — et s’élever — de l’amour humain à l’amour divin. En aucun temps, en effet, Lamartine n’a cru que l’amour eût sa fin en lui-même : sa conception n’est pas celle de l’amour romantique, qui rapporte tout à lui seul et absorbe en soi toute la création ; mais c’est celle de l’amour platonicien qui met lame en liberté et lui rend possible l’ascension vers les hauteurs qu’illumine la splendeur des Idées. Le degré de cette échelle mystique est le sacrifice. C’est parce qu’il s’est sacrifié, que Jocelyn peut réaliser en lui cet amour, ou cette charité, qui se répand sur la création tout entière, et non seulement sur l’homme,