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travail de la terre sont nées la famille et la propriété, dont le maintien est indispensable à toute société humaine. Mais pas de villes : les cités sont corruptrices, et, pour que l’homme reste vertueux, il a besoin d’apercevoir sur sa tête un grand morceau des cieux. Pas de rois, pas de juges : le coupable porte son bourreau dans sa conscience…

Que vaut ce système ? Nous n’avons pas à le rechercher ici et il n’entre pas dans notre dessein de porter la discussion sur les principes. Il nous suffit que ce soit un système lié, cohérent, et dans lequel Lamartine a fait effort pour déduire d’une métaphysique une morale et une sociologie. Nous voyons pareillement comment ce système s’est formé en lui, quelle part y revient à l’influence ambiante, quelle part au travail de sa réflexion personnelle, et de quelle façon son éducation, ses lectures, ses souvenirs, ses impressions se réunissent dans ce christianisme élargi et amoindri. Jamais Lamartine n’a été plus maître et de sa pensée et de sa forme, et jamais poète n’a, dans notre langue, exprimé des pensées plus abstraites avec plus de précision et plus d’éclat. Lamartine a évité ces deux écueils de la poésie philosophique : l’un qui est la platitude ; l’autre qui est le pathos — ô profondeur ! — et dont ne s’est pas suffisamment garanti l’auteur de la Bouche d’ombre, quand il s’inspirait, si docilement ! du Livre primitif. N’était-il pas d’ailleurs fâcheux et inquiétant que la pensée de l’homme, qui allait désormais avoir sur les destinées de son pays une si réelle influence, habitât en plein pays d’utopie ? Et ses idées ne reçoivent-elles pas de ce voisinage de l’activité pratique, une importance, et ne prennent-elles pas une valeur de fait, que n’ont pas ordinairement celles des poètes ? La politique de Lamartine n’était-elle pas déjà contenue dans sa philosophie ? Ce serait le sujet d’une autre étude. On n’avait à examiner ici que le service rendu au poète par cette philosophie ; service incontestable, puisque, au moment où son inspiration lyrique semblait épuisée, sa pensée philosophique arrivant à sa maturité lui a permis de fournir une carrière nouvelle, et puisqu’il lui doit la partie de son œuvre la plus hardie, sinon lu plus par faite, tout étincelante de beautés auxquelles on n’a pas encore rendu pleine justice.


RENE DOUMIC.