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étaient ligotés d’une grosse corde neuve qui resplendissait. Les gens les suivaient, aussi mornes que les deux prisonniers, et, à dire vrai, notre groupe de voyageurs avait l’air d’être mené au poste. Dans cette nature d’une opulence presque tropicale, les Japonais enlaidis, rapetisses, semblaient au-dessous de la médiocrité humaine. La plupart des femmes avaient les dents laquées de noir, et cette tache abominable de leur bouche insultait à la beauté des choses.

Vers onze heures du matin nous aperçûmes la rade de Nagasaki, immense coupe d’aigue marine encerclée de montagnes. J’arrivai à l’hôtel Bellevue en même temps que les officiers d’un transport de Cosaques.

De Cannes à Bordighera, la Rivière ne nous offre rien de plus charmant que la concession européenne de Nagasaki, dont les radieuses terrasses dominent toute une aile de la ville et tout le port. Il n’y manque que l’odeur des orangers et des roses. Mais, passé le temps des cerisiers, les fleurs du Japon n’ont pas plus de parfums que ses fruits n’ont d’arôme. En ce temps-là, des familles de Vladivostok venaient s’y réchauffer pendant l’hiver et s’y attardaient jusqu’au milieu de l’été.

La ville japonaise a très peu changé depuis les descriptions que nous en donnèrent les anciens Hollandais. Elle s’allonge, avec ses rues enchevêtrées, ses ponts, ses canaux, ses raidillons, au pied d’un amphithéâtre de collines où s’étagent les jardins et les temples. Il en descend des bruits de gong et ces bourdonnemens de fête que, du matin au soir, les dieux qu’on amuse font planer sur la tête des Japonais. Mais, en dépit de son ancienneté et de son caractère vieux Japon, Nagasaki reste une ville assez mal famée. Vous y chercheriez vainement les portes ornées de clous qui indiquent des demeures seigneuriales. Jadis propriété du Shogun, sans noblesse, sans Daïmio, elle n’a été et n’est encore peuplée que de petits marchands et de fonctionnaires. Les Japonais éprouvent pour les habitans de Nagasaki à peu près le même sentiment que les Américains envers les métis. Cette population a subi, pendant trois siècles, le contact des Européens. Beaucoup de ses ancêtres en furent gâtés jusqu’à recevoir le baptême. Et les méfiances qu’ils inspiraient encore, longtemps après que leur christianisme eut été noyé dans le sang, ont survécu à l’horreur des religions étrangères et au mépris du commerce dont se targuait l’ancien Japon.