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cœurs où elle s’était enracinée. Il inventa des supplices. On suspendait les patiens par les jambes au-dessus d’une fosse immonde. Leur corps était serré de bandages qui empêchaient la suffocation immédiate ; et une de leurs mains restait libre, afin qu’ils pussent faire le geste d’abjurer. « On y souffrait un étouffement continuel, dit le Père Charlevoix, et le sang sortait par tous les conduits de la tête en si grande abondance que, si on ne saignait le martyr, il mourait sur-le-champ. Il se sentait tirer les nerfs et comme arracher les muscles avec des douleurs indicibles. Malgré cela, il vivait souvent jusqu’à neuf ou dix jours. » Le troisième jour, le Père Ferreira fit le signe. Les Japonais exultèrent. Le malheureux ignorait que son vrai supplice allait seulement commencer. Ils le tinrent en permanence devant l’autel du plus grand temple bouddhique, et là, à mesure qu’on y poussait les Japonais christianisés, il devait lui-même les exhorter à l’abjuration. Quand il faiblissait, ses geôliers le menaçaient de la fosse. Il tremblait alors de tous ses membres et disait ce qu’on voulait qu’il dit. Puis les autorités le forcèrent d’épouser la veuve d’un Chinois supplicié pour vol. Et il vécut longtemps avec elle en cette ville de Nagasaki. Mais où ? Comment ? Peut-être sa figure ressortira-t-elle un jour de quelque archive japonaise, car il fut sans doute, et jusqu’à sa tombe, l’objet d’une surveillance étroite et de nombreux rapports. Je ne parviens pas à m’imaginer la vieillesse de cet homme, et son histoire m’obsède comme un extraordinaire roman dont les derniers chapitres seraient perdus.


Et je revois maintenant les commerçans de Hollande prisonniers volontaires dans cet îlot de Deshima que jadis un pont de bois reliait à la ville et que la ville, empiétant sur la mer, s’est maintenant annexé. Un poste de samuraï gardait l’entrée du pont. Les relégués n’en sortaient qu’à la solennité du temple d’O Suwa, dont les portiques de bronze et les remparts de forteresse s’élèvent toujours au penchant de la colline. On les y conduisait sous bonne escorte, et, par surcroît de précautions, on les comptait au départ et on les comptait au retour. Ils vivaient sur cette langue de terre dans la sévérité claustrale qu’imposaient souvent à leurs commis les Comptoirs Hanséatiques, mais que la défiance et le mépris des Japonais rendaient plus insupportable. Les Européennes n’y étaient point admises. Un officier, préposé