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II. — EN MER

Je m’embarquai de Nagasaki pour Kagoshima dans un méchant bateau de seconde classe, le seul qui partît ce jour-là. C’était un bateau dont les couloirs et l’entrepont n’étaient point faits à la taille des Européens et qui promenait sur la mer toutes les mauvaises odeurs des ruelles de Nagasaki. Je me disposais en conséquence à vivre au grand air pendant les vingt-quatre heures de la traversée. Mais à peine étions-nous sortis de la rade que l’averse tomba. Je rejoignis les quatre passagers japonais dans l’étrange cabine qui nous servait de salle à manger et de dortoir. Elle se composait d’une estrade inclinée au pied de laquelle une banquette courait en demi-cercle. La banquette et l’estrade étaient recouvertes de nattes. On pouvait s’asseoir sur la banquette ; on ne pouvait que s’étendre sur l’estrade. Au milieu de l’étroit panneau qui formait le fond de la pièce, une glace, dans son encadrement doré, jetait des reflets verdâtres, et l’ombre d’une lampe suspendue au plafond y oscillait à tous mouvemens du navire.

Vers onze heures du soir, je profitai d’une accalmie pour m’échapper sur le pont. Nous avions stoppé dans un golfe silencieux. On distinguait de faibles lueurs au ras de la grève. Des deux côtés, les masses difformes des pins semblaient bondir sur les flots comme les deux ailes d’une armée fantastique. La forte rumeur de la mer nous pressait par-dessus les îles qui resserraient notre horizon. De nouveau les nuages crevèrent, et je redescendis au salon où mes compagnons dormaient. Je me couchai dans un coin, la tête appuyée sur un oreiller de bois pas plus grand qu’un fer à repasser. Mais, dès que le roulis et le tangage recommencèrent, nous nous mîmes à glisser le long des nattes en pente. Tantôt nous étions arrêtés par le rebord de la banquette ; tantôt nous allions nous heurter l’un contre l’autre, et nous nous réveillions nez à nez. Chacun tirait de son bord, regrimpait à la force des poignets et se rendormait sous la lumière oscillante que répétait la glace.

Le jour revint : la lampe s’éteignit d’elle-même et nous empesta. On nous apporta un riz qui sentait la moisissure et des légumes à demi pourris. La bourrasque grossissait en tempête.