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réformateurs, comme Okubo, transfuges de la petite patrie et fondateurs de la patrie moderne. Mais c’est à Kagoshima que le Japon rétrograde ramassa son énergie forcenée et en fit un héroïque désespoir. Tous ceux que les innovations blessaient dans leur âme et dans leurs intérêts s’y étaient repliés autour du chef de leur clan, l’énorme et taciturne Saïgo. La ville avait été mise sur un pied de guerre. Des milliers d’élèves, qui avaient déjà vu le feu, se pressaient aux Ecoles Privées où Saïgo, par sa seule présence, exaspérait leur ardeur. Ce fut la Vendée japonaise.

Le 17 février 1877, cet homme dont on n’a jamais connu le plan, et qui semblait obéir plutôt à la fatalité des circonstances qu’à une politique réfléchie, quittait sa ville à la tête de quatorze mille samuraï dont chacun s’était armé à ses frais et emportait dix yen dans sa poche. Il heurta les troupes impériales aux environs de Kumamoto. D’un côté comme de l’autre, on ne savait au juste pourquoi l’on se battait. Mais on sentait qu’il était de toute nécessité que du sang fût versé et que quelque chose mourût. Les Satsuma, qui ne pensaient lutter que pour le privilège de conserver leurs deux sabres et leur antique coiffure, incarnaient tout un faisceau de traditions caduques dont l’avenir du pays commandait la disparition. Ils étaient vraiment les morts qu’il faut qu’on tue. On ne les tua pas facilement. Ceux qui connaissaient l’histoire de cette guerre ne durent éprouver aucune surprise au récit des exploits japonais devant Port-Arthur. Leur mépris de la mort inventa des stratagèmes incroyables. Du haut en bas des collines, les rebelles faisaient rouler des barils et, dans chaque baril, un homme armé. Il s’en dégageait, attirait l’attention des avant-postes, et, pendant que les soldats débusqués et accourus s’occupaient à le massacrer, ses camarades dirigeaient sur eux le feu de leurs canons. Saïgo, battu, cerné, trompa ses adversaires, et, au moment même que le gouvernement de Tôkyô se félicitait de la victoire, il traversait les lignes ennemies à la faveur du brouillard, écrasait un détachement d’Impériaux, et se rejetait dans Kagoshima, d’où les autorités civiles se sauvaient sur un navire de guerre.

La rentrée subite de ce taureau ensanglanté frappa de stupeur et d’admiration. Il se retrancha derrière la ville, au sommet du Shiroyama, avec cinq cents hommes, dans des trous qui ne méritent pas le nom de cavernes. Et quinze mille