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maison y fait d’abord sculpter la figure de la Mort. Sur la cheminée d’une maison des environs d’Yvetot, on voit une tête de mort posée sur des os décharnés, et on lit :

« Pensez à la mort — mourir convient — peu en souvient — souvent avient. » Et le vieux Normand, qui a cru faire sagement en associant la mort à toutes les pensées de ses descendans, a écrit : « Ces cheminées fit faire Robert Beuvry, pour Dieu, pour les trépassés. 1503. »

C’est la haute cheminée, devant laquelle toute la famille se rassemble, qui a mission de parler de la mort.

A Sonneville, en Normandie, on voit d’un côté de la cheminée le portrait du premier propriétaire, et de l’autre une tête de mort. On appelait cela « le miroir de l’homme[1]. » On pouvait se voir là tel qu’on serait un jour. Tout à côté, le père de famille a fait graver cette inscription digne de la cellule d’un chartreux : « Il faut mourir. J’attends l’heure de la mort. 1533. » — Hodie mihi, cras tibi, dit une autre cheminée[2], éloquente comme un tombeau.

A la table de famille même, sur le pot de terre qui contient le cidre ou le vin, on lit : « Pense à la mort, povre sot[3]. »

Ces petites choses longtemps dédaignées, l’inscription d’un vase de terre, la sentence gravée sur une porte, sur la plaque du foyer, sur le manteau de la cheminée nous font mieux connaître l’ancienne France que l’Heptaméron ou le Pantagruel. Voilà donc ce qu’étaient ceux dont on ne parle pas. Quel profond sérieux chez ces vieilles générations ! Quelle austérité ! Quelle tristesse chrétienne !

Cette grave manière d’envisager la vie n’était assurément pas nouvelle. La pensée de la mort est « la pensée de derrière la tête » du chrétien. Elle lui permet d’estimer les hommes et les choses à leur prix. Dès le XIIe siècle, des poètes éloquens avaient chanté la toute-puissance de la mort. Hélinand, moine de Froimont, écrivit en français un poème sur la mort, dont nous sentons encore aujourd’hui la mâle beauté. Pendant le XIIIe siècle, on en fit dans les églises et dans les couvens des lectures publiques[4].

  1. Hoc est speculum hominis, dit l’inscription qui accompagne une tête de mort sculptée sur une maison de Caen.
  2. Au musée de Dôle.
  3. Au musée de Rouen.
  4. Vincent de Beauvais, Speculum historiale, XXIX, p. 108.