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Les trois vivans sentent leur raison vaciller. Il y a là heureusement une croix qu’ils invoquent pour leur corps et pour leur âme. Et alors la lumière se fait dans leur esprit : ils comprennent que Dieu a voulu les avertir et les sauver. Les paroles qu’ils prononcent édifient l’ermite lui-même.

Tel est ce poème qui l’emporte sur les autres par l’originalité des détails. A quelle époque remonte-t-il ? C’est ce qu’il est difficile de dire. Une chose pourtant me paraît certaine, c’est qu’il était déjà répandu en Europe, sous cette forme, dès le XIVe siècle. La preuve en est qu’il a inspiré la fameuse fresque du Campo Santo de Pise. Les cavaliers qui s’arrêtent devant les trois morts[1], les rencontrent précisément devant un ermitage, et un anachorète leur présente, écrite sur un rouleau, la moralité que comporte leur aventure. C’est, sans aucun doute, la vision de l’ermite à peu près telle que nous venons de la raconter.

En France, ce poème ne semble avoir été connu des artistes qu’au cours du XVe siècle.

Vers 1450, les miniaturistes qui enluminent les livres de prières, les peintres qui décorent les églises de campagne, plus tard les artistes qui dessinent les bois des livres d’Heures, ne manquent jamais de mettre en présence des trois morts trois cavaliers. Toutes les indications que donne le poète sont scrupuleusement suivies : on voit la croix de pierre du carrefour, le chien de chasse qui s’enfuit, le faucon qui s’envole. Souvent même, l’ermite, assis près de sa cabane, médite sur cette vision que Dieu lui envoie, en égrenant son rosaire.

Le clergé du XVe siècle adopta un récit qui lui sembla très propre à émouvoir les fidèles. Le « Dit des trois morts et des trois vifs » fut un des sujets qui furent le plus souvent proposés aux peintres décorateurs. On le rencontre encore aujourd’hui dans un grand nombre d’églises. Il n’appartient en propre à aucune région : la Normandie, la Lorraine, les provinces du Centre et du Midi nous en offrent des exemples[2]. Il fut parfois associé au jugement dernier et aux supplices de l’enfer. Le rapprochement parlait de lui-même. Toutes les pensées

  1. Les morts, au lieu d’être debout, sont couchés dans leur cercueil.
  2. Fontenay, Bénouville (Calvados ; Jouhé, Antigny (Vienne) ; Verneuil (Nièvre) ; Ennezat (Puy-de-Dôme) ; Rocamadour (Lot) ; Saint-Riquier (Somme) ; Saint-Clément (Meurthe-et-Moselle), etc.