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voit poindre. Elle est en germe dans les vers d’Hélinand. Cette mort qui va à Rome prendre les cardinaux, à Reims l’archevêque, à Beauvais l’évêque, qui s’empare du roi, du pauvre, de l’usurier, du jouvenceau, de l’enfant, cette mort, que le poète appelle « la main qui tout agrape, » n’a-t-elle pas déjà l’air de conduire une danse macabre ?

Dès le XIVe siècle, l’idée d’un défilé de toutes les conditions humaines en marche vers la mort apparaît clairement.

J’ai eu la bonne fortune de rencontrer, dans un manuscrit de la Bibliothèque Mazarine, un petit poème latin du commencement du XIVe siècle qu’on peut considérer comme la plus ancienne de nos danses macabres[1]. Des personnages rangés dans une espèce d’ordre hiérarchique, le roi, le pape, l’évêque, le chevalier, le médecin, le logicien, le jeune homme, le vieillard, le riche, le pauvre, le fou, se plaignent tour à tour de mourir et pourtant marchent à la mort. « Je marche à la mort, dit l’évêque, bon gré mal gré, j’abandonne la crosse, les sandales et la mitre. » « Je marche à la mort, dit le chevalier, j’ai vaincu dans maint combat, mais je n’ai pas appris à vaincre la mort. » « Je marche à la mort, dit le logicien, j’enseignais aux autres l’art de conclure, cette fois c’est la mort qui a conclu contre moi. » On croirait entendre déjà les vers qui accompagnent la danse macabre du cimetière des Innocens.

Le petit poème de la Bibliothèque Mazarine ressemble à l’ébauche d’une moralité. Il est impossible, en le lisant, de ne pas songer à ces drames liturgiques, où les personnages défilent les uns après les autres devant le spectateur en récitant chacun un verset.

Ce n’est pas là une simple conjecture. Des documens prouvent que la danse macabre s’est présentée d’abord sous la forme d’un drame. Voici un témoignage qui a échappé jusqu’ici aux historiens de l’art. L’abbé Miette, qui étudia les antiquités de la Normandie avant la Révolution, eut entre les mains une pièce précieuse aujourd’hui perdue. Il trouva dans les archives de l’église de Caudebec un curieux document, d’où il résultait qu’en 1393,

  1. Mazarine, n° 980, f° 83 v°.