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juge par des exemples quotidiens. On sait que nombre de familles françaises s’ingénient à revivre dans un enfant « unique, » objet de tendresses, d’inquiétudes, sinon de tourmens. Devenu grand, choyé, gâté, « l’héritier » apprend bien vite que le Code civil, article 913[1], lui garantit la moitié du patrimoine familial. Qu’arrive-t-il ? C’est qu’il dépense sans scrupules la fortune à venir, grâce à des prêteurs complaisans, qui escomptent à leur tour l’héritage. Voici une autre famille dont le père a trois fils : l’un veut être agriculteur, l’autre négociant, le troisième avocat. Le père meurt, laissant précisément un bien rural, une maison de commerce et des capitaux disponibles. Il semble que le partage sera facile entre les trois fils. Mais l’avocat, connaît son droit ; il sait qu’il peut, comme chaque héritier, réclamer sa part en nature dans chaque bien et que, si ce bien n’est pas commodément partageable, il doit être vendu sur licitation (art. 826, 832, 1079 du Code civil). Voilà un patrimoine familial liquidé, dispersé, et l’œuvre paternelle compromise, sinon détruite ! Mais le père peut faire un partage d’ascendant, dira-t-on, et les trois enfans étant d’accord, leur situation est définitivement réglée ? En aucune façon ; pendant trente ans après la mort du père, le partage est soumis à la rescision pour cause de lésion (art. 1079). Il suffit qu’un héritier mécontent estime qu’il a été lésé, pour que tout soit remis en question. Qu’on compare la législation française aux législations étrangères, on n’en trouvera aucune aussi critiquable. Napoléon Ier, qui voyait dans le droit civil un instrument politique, écrivait à son frère le roi Joseph : « Etablissez le Code civil à Naples ; tout ce qui ne vous est pas attaché va se détruire alors en peu d’années, et ce que vous voulez conserver se consolidera. Voilà le grand avantage du Code civil. Il faut établir le Code civil chez vous ; il consolide votre puissance, puisque par lui tout ce qui n’est fidéicommis tombe, et qu’il ne reste plus de grandes maisons que celles que vous érigez en fiefs. C’est ce qui m’a fait prêcher un Code civil, et m’a porté à l’établir[2]. » Aujourd’hui, il n’est pas d’esprit réfléchi qui ne réclame l’extension de la liberté du

  1. L’art. 913 règle ainsi la dévolution de l’héritage : « Les libéralités, soit par actes entre vifs, soit par testament, ne pourront excéder la moitié des biens du disposant, s’il ne laisse à son décès qu’un enfant légitime ; le tiers, s’il laisse deux enfans ; le quart, s’il en laisse trois ou un plus grand nombre. »
  2. Lettre du 5 juin 1806, de Napoléon Ier au roi Joseph. — Mémoires du roi Joseph, t. II, p. 215. Paris, 1853.