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accomplit son sacrifice. Le sang jaillit, rougit les mains, les robes blanches, ruisselle dans les ruelles, sur tous les seuils, met la teinte tragique dans les canaux où l’eau claire bouillonnait tout à l’heure. Des milliers et des milliers de moutons sont égorgés dans toutes les demeures, dans toutes les villes, dans toutes les campagnes, dans tout l’Islam. Le riche a envoyé un mouton au pauvre, l’ami à son ami, le maître à ses serviteurs, les chefs des zaouia bienfaisantes en ont reçu pour les malades, et tandis que les canons posés sur la colline jettent sur le sacrifice leur encens de poudre et leurs lourdes fumées, tout le peuple du Prophète offre sa prière de sang.

Quand elle est finie, le Sultan remonte en selle, échangeant contre un cheval harnaché de mauve pâle celui qu’il montait d’abord. Il a rappelé à soi le cortège pourpre de ses gardes, et ses musiques et ses esclaves, les chevaux tenus en main, et l’impérieux bouclier qui défend au soleil de toucher son visage, et le turban enroulé sur la haute hampe. Précédé de tous les signes qui annoncent sa puissance, il va, toujours papalement simple et blanc avec ses ministres et ses dignitaires, vers les phalanges des cavaliers serrées sur la colline. Elles vont lui présenter l’hommage.

Dans le vaste paysage, sous le cirque des monts, des pures neiges lointaines, dans ce vide immense et lumineux de l’espace, la procession blanche va, s’éloigne, devient toute petite. On dirait un petit joujou chatoyant d’où s’échappent les bouffées minces d’aigres musiques, que nous rapporte le vent léger. Une à une, nous avons aperçu les lignes blanches se courber cinq fois devant le chérif tandis que la voix retentissante d’un caïd colossal les dénombrait au maître, tribu par tribu. « Seigneur, voici tes fidèles sujets les Béni Hassen, les Béni Messaouar, voici les Anjera et les Glaoua et les Goundafa, et ceux-ci sont venus depuis Tetouan, et voici ceux du Tafilelt. Ils te saluent. » On a entendu la lointaine clameur de la formule d’hommage et, l’une après l’autre, comme des vagues régulières qui dévalent, les phalanges blanches rendant la main à leurs chevaux, les libres et rapides galops ont dévoré la plaine. Alors le petit joujou chatoyant revient ; nous le regardons grandir, reprendre malgré les monts sa majesté auguste. Et maintenant le peuple de Fès se range en cohortes sur son passage, lui fait un chemin triomphal entre deux murailles blanches, véritables stèles humaines. Du