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sont là, réunis au-dessus des morts, semblent vivre si peu, et la mort paraît devoir leur être si légère et si indifférente qu’à peine seront-ils moins immobiles quand ils seront venus ici, beaucoup, beaucoup de soirs, attendre la mort du jour, et que sur eux aussi se sera fait le petit remous dont les iris effaceront la trace. Ils regardent le paysage, l’espace. Si vous passez à la bonne heure, quand la lumière tombe d’aplomb, dévorant les pierres, assoiffant les fleurs, ils sont là, formes blanches, statues de sépulcre sur les tombeaux ; et si vous passez encore beaucoup plus tard, quand l’or, puis la grisaille du soir allège les formes et les teintes, ils sont là toujours. Mais alors ils n’ont plus la précision dense des statues. Sans les battemens de leurs luths et de leurs tambourins, on les prendrait pour des fantômes voilés d’ombre, de mortelle tristesse. Ils suivent encore les grands cercles que tracent les cigognes sur le ciel du soir. A la cime d’une mosquée, l’une d’elles a bâti son nid colossal que l’on repère de partout, qui fait une seconde coupole à la faïence opaline du vieux minaret. Elle l’a posé là, paille à paille, voici des années. Elle y revient à chaque printemps. Cette année, elle était là avant toutes les autres, et pendant quelques jours on l’a vue planer sur la ville comme un génie. Le soir, quand, ses ailes repliées, elle dort dans l’ombre, elle est de toutes les choses la plus proche des nues. Oiseau sacré, le minaret la porte comme une offrande. La voici qui se dresse sur son grand nid, éploie ses ailes, jette dans l’espace d’un élan son corps étroit cl rigide comme la coque d’un vaisseau conduit au rythme régulier de ses grandes voiles. Elle plane, solitaire et souveraine, tournoie au-dessus des tombes et vient errer aussi dans le champ sépulcral. Plus d’un regard morne et grave suit la forme familière.

Dans le désert des tombes, on voit aussi les vieux amandiers qui accomplissent aujourd’hui le miracle de leur floraison. Ils abritent quelque marabout plus sacré, ils se mêlent aux oliviers. Et ils enlacent leurs bouquets éblouissans près des vieux tombeaux des rois Merinides, sur la colline où l’on voit la ville se développer tout entière, dans son silence et son mystère, comme un ossuaire blanc où toutes les clameurs de vie sont éteintes. Ces royales sépultures qui dominent toutes les autres, éventrées, évidées comme des troncs d’arbres trop vieux, semblent, le soir, des arches d’or dans la campagne, arches fragiles