Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 32.djvu/935

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à soixante ans, passionnément, aveuglément. Il vient de faire en Italie avec cette jeune veuve un voyage de noces de la main gauche. Il s’aperçoit qu’il ne savait pas encore ce que c’est que vivre : il est bien décidé à rattraper le temps perdu. Et il n’admet pas que ses trois enfans, tous trois mariés, Pierre, Emilienne et Marthe, lui contestent le droit de s’égayer sur le tard. Pourtant les trois enfans continuent à se faire de la dignité d’un chef de famille une idée assez conforme aux préjugés de l’ancienne morale. Ils complotent d’arracher leur père aux enchantemens de Madeleine. Pour y parvenir, ils l’entraînent dans une villégiature en Alsace. Séparé de Madeleine, il faut voir ce que devient l’infortuné Bourneron, pareil à une âme en peine. Toute l’occupation de ses journées n’est plus que d’attendre le passage du facteur. Oh ! les nouvelles qui n’arrivent pas ! la lettre en retard ! le billet trop bref ou trop sec ! Et tout à coup l’épitre terrible, imprévue, incroyable, celle qui annonce le départ de la bien-aimée ! Car, en éloignant son père, Pierre n’avait qu’une idée, c’était de se ménager le champ libre pour négocier avec Madeleine une rupture définitive. Il a réussi, au gré de ses désirs, et sans trop de peine. Mais pour le vieillard, quel effondrement ! Entre le père et le fils, quelle scène ! Et quel thème inédit à la malédiction paternelle ! Se peut-il qu’on ait détourné de lui celle qui était sa joie et sa consolation, celle en qui il trouvait son unique récompense pour toute une vie de labeur et d’austérité ? C’est injuste, c’est cruel ; on a bien raison de dire que les enfans sont des ingrats !… Or il faut que nous éprouvions de la compassion pour cette douleur ; et ce pauvre homme, qui pleure de vraies larmes, doit nous paraître infiniment à plaindre. C’est du moins ce que souhaite l’auteur.

L’originalité consiste encore dans une interprétation bien moderne du sentiment de la piété filiale. Car en présence de ces erreurs de vieillesse, on avait pensé jusqu’ici que le rôle des enfans doit consister, ou à les combattre, ou tout au moins à feindre de les ignorer ; on n’avait pas cru que ce pût être de les excuser, de les plaindre, ou même de les encourager. L’une des filles de Bourneron, Emilienne, ne s’est associée qu’à regret à la conspiration de famille contre la maîtresse de son père. Pendant la villégiature en Alsace, elle a compati de toute sa tendresse aux angoisses du vieillard et ne lui a pas ménagé les condoléances respectueuses. Dans le conflit entre le père et le fils, elle n’a pas hésité : elle s’est rangée du côté de son père, la bonne fille ! Elle est révoltée par la dureté de cœur de ce Pierre qui sait si mal comprendre les choses du sentiment. Elle a l’obscure conscience