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et Julien avait pu s’imaginer qu’en interdisant aux chrétiens la rhétorique païenne, il les privait de tout commerce avec la beauté. Libre à eux de se complaire en d’étranges tête-à-tête avec l’ignominie d’un Galiléen crucifié ; officiellement, toute jouissance esthétique et littéraire leur serait désormais prohibée ; voués à cette rusticité pour laquelle les époques de décadence littéraire ont des raffinemens de malveillance, ils trouveraient leur châtiment dans l’avilissement. « Des hommes qui n’ont étudié que l’Écriture ne valent pas mieux que des esclaves, » proclamait Julien[1]. Mais saint Jérôme fit, à proprement parler, entrer la Bible dans le domaine littéraire : traduite et commentée par ses soins, la parole divine sonna mieux aux oreilles des hommes ; les beautés de la Bible se révélèrent, et le paganisme perdit le monopole de l’art. Marcelle, Paule, Blesilla, Eustochie, Fabiola, aidèrent à cette sorte de révolution, qui allait ouvrir aux admirations humaines une province nouvelle : elles réclamaient de saint Jérôme des conseils détaillés sur la façon d’étudier la Bible, des éclaircissemens sur les vétilles du texte sacré, sur les noms des tribus, sur les dons prophétiques de Balaam, sur les étapes du peuple de Dieu entre le Nil et le Jourdain ; et de leur côté, s’improvisant professeurs après avoir été disciples, elles expliquaient à des prêtres les arcanes des Livres Saints. Lorsqu’elles avaient Jérôme au milieu d’elles, elles lisaient la Bible devant lui et exigeaient qu’il leur indiquât, pour les passages obscurs, l’interprétation qu’il préférait. Lorsqu’il était loin, leurs lettres le stimulaient au travail : c’est à l’instigation de sainte Paule qu’il commentait l’Épître aux Galates et l’Épitre à Philémon ; il entreprenait, sur la demande de Blesilla, d’étudier l’Ecclésiaste, et le courage lui manquait, lorsque Blesilla fut morte, pour terminer ce manuscrit. Ame fidèle, ardente, et qui parfois ne semblait se raidir contre les charmes de l’affection que pour mieux s’y abandonner, le solitaire de Bethléem mettait ainsi sous le parrainage de mondaines émigrées du monde les divers livres de ces Écritures auxquelles il allait assurer droit de cité littéraire.

D’aucuns s’en étonnaient, et Jérôme, alors, griffonnait ces lignes exaltées, l’hommage le plus significatif, peut-être, que jamais l’Eglise ait rendu à la femme :

  1. Paul Allard, Julien l’Apostat, II, p. 361. Lecoffre, éditeur. Les deux chapitres de ce livre sur la législation scolaire de Julien, et les conséquences de cette législation, marquent d’une façon très heureuse le caractère et la portée de l’initiative de l’Empereur.