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émeute, frappé par une main française, en remplissant un devoir non moins méritoire, mais qui n’était pas celui auquel il s’était voué. Tous les cœurs ont éprouvé un sentiment d’angoisse à la nouvelle de la mort du lieutenant Lautour. On a admiré son sacrifice silencieux, mais on s’est demandé si le gouvernement n’avait pas une lourde responsabilité dans le douloureux événement. La troupe avait reçu l’ordre de recevoir les coups sans faire usage de ses armes, et cet ordre avait été scrupuleusement obéi. Soldats, sous-officiers, officiers sont tombés en grand nombre. Quant aux grévistes, aucun d’eux n’a reçu une de ces contusions dont on parle. Ils se sont retirés fatigués de la lutte, avec l’intention de la reprendre le lendemain, et commençant à se familiariser avec un genre de combat où tous les risques étaient d’un seul côté.

Alors M. Clémenceau est revenu sur le théâtre des opérations pour s’en rendre bien compte, avec son coup d’œil d’aigle. M. Etienne, ministre de la Guerre, y est venu aussi pour rendre les derniers devoirs à l’infortuné lieutenant Lautour. On a assisté à des scènes émouvantes. Les ministres ont visité les salles où étaient soignés les blessés, et ont dit des phrases réconfortantes à ceux qui étaient capables de les entendre. Il y avait aussi le corps du lieutenant Lautour qu’il a fallu voir. M. Clémenceau s’est arrêté devant le lit funèbre et a déploré la fin si triste du malheureux qu’il a appelé une « victime du devoir. » Le lieutenant Lautour a accompli son devoir, en effet : peut-être n’en aurait-il pas été victime si tout le monde avait accompli le sien. Les obsèques ont eu lieu le lendemain : la cérémonie a causé une impression profonde. M. Etienne a parlé avec tout son cœur : Il est de ceux, a-t-il dit, qui aiment l’armée et qui prennent part à tous ses deuils. Rien de plus naturel chez un ministre de la Guerre ; mais nous avons été habitués pendant longtemps à un langage si différent, ou du moins si rempli de réticences et de réserves lorsqu’il s’agissait de l’armée, que celui de M. Etienne a quelque peu remué les âmes. M. Etienne a déposé une décoration assez vaine sur le cercueil du lieutenant Lautour ; il en a distribué d’autres, ainsi que des médailles, aux officiers et aux soldats qui s’étaient le mieux conduits. Tout cela est bien sans doute, mais ne répare pas le passé et n’assure pas l’avenir. Des questions pleines d’anxiété se pressaient dans les esprits : quels sont les vrais mobiles de cette grève ? comment y mettre fin ? et s’il faut encore recourir à la force, l’armée continuera-t-elle d’être une muraille vivante, c’est-à-dire sensible et souffrante, qui recevra tous les coups sans en rendre aucun ?

Sur la première question, M. Clémenceau a fait une enquête dans des conditions dont tous les journaux ont rendu compte. On s’en est même