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dix ans, égayer de ses taches vertes les sables gris ou fauves, a succédé aujourd’hui une brousse fournie. Si l’eau continue de fuir, on verra, d’ici un demi-siècle, de véritables bois animer ce rivage désolé.

Si lentement que notre paquebot glisse au fil de l’eau, il m’est impossible, même à l’aide de ma forte jumelle, de différencier les essences variées qui s’essayent à pousser dans cette oasis en longueur. Il faudrait l’œil exercé d’un botaniste, et ce n’est pas mon cas. Je crois reconnaître, cependant, ces légumineuses à bois dur qui se propagent avec une si grande rapidité dans tout le désert éthiopien. La plupart de ces acacias, mimosas, dahlbergias, gleditschias sont des espèces importées. Ils font le désespoir de l’entomologiste qui bat en vain leur feuillage vert tendre et leurs rameaux épineux sans voir tomber dans son parapluie un seul insecte indigène. Car les animaux s’importent tout comme les plantes. Depuis qu’il a multiplié les moyens de transport, l’homme est devenu un agent de dispersion à nul autre pareil. De mon bateau, je vois ce que chacun de ces arbres pourrait me fournir. Plus d’une espèce circa-méditerranéenne doit fréquenter dans ces bosquets en miniature. Depuis les eumènes, grandes guêpes solitaires au ventre en alambic, qui voltigent affairées à la recherche des chenilles et des araignées qu’elles entasseront dans les cellules de leur nid maçonné, jusqu’aux lourdes xylocopes noires aux ailes violettes, abeilles charpentières qui fourragent parmi les petites fleurs d’or, c’est autour des acacias un bourdonnement continu. Encore un peu, et je distinguerais, courant sur le sable, les pimélies épineuses, les adesmies bancales, les zophosis qui ont la forme d’une nacelle, les arthrodeis globuleux, population nègre, avide, affamée, à l’affût du moindre déchet, pour qui un noyau de datte ou une pelure de pastèque est un festin sans pareil.

A défaut de ces hôtes des solitudes, je me rabats sur les oiseaux. Ceux-là sont perceptibles à l’œil nu, et leur nombre est immense. Entre les infimes passereaux qui se glissent parmi les touffes de roseaux couleur de cendre, les barges, les bécasseaux, et les grands palmipèdes, l’observateur n’a que l’embarras du choix. Les essaims d’oiseaux aquatiques couvrent la surface des lacs : pélicans gris, pélicans blancs frisés de rose, fous, marabouts gigantesques, cigognes blanches et noires, tous sont là en troupes compactes, flottant sur l’eau ou posés sur un seul pied, parmi les