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grêles en granit dressées autour du monument de Dupleix. Voici le petit phare rond, en manière de tour, avec le pavillon qui pend le long de sa hampe, dans la lourdeur de l’air, et la fontaine monumentale, de style jésuite, qui marque le milieu de la place du Gouvernement.

C’est bien toujours la petite ville qui semble dormir sous le soleil brûlant. A défaut d’autres signes, je la reconnaîtrais à sa plage déserte, à ses quais dégarnis, où quelques coolies faméliques poussent nonchalamment des chariots. Deux charrettes à bœufs dételées dressent leur timon au-dessus du parapet, où dort le bouvier. Tout, bêtes et gens, paraît figé dans la morne et insouciante apathie de ceux qui ont vu passer tant de maîtres sans avoir jamais changé. Non, rien n’est changé dans ce Pondichéry de jadis, rien, sinon le « Pier, » le grand appontement de fer qu’on a mis plus de vingt ans à construire et qui, enfin terminé, permet aux passagers, tant il s’avance au loin dans la mer, de débarquer à pied sec. C’est là un grand progrès, si j’ose dire, de ne plus subir ces insupportables secousses du ressac par lesquelles il fallait passer jadis avant que d’aborder la côte de Coromandel à dos d’homme.

Sur le Pier j’aperçois tout d’abord une figure amie : Soupou, Le vieux Soupou Krichnassamy, scribe retraité de l’ancienne Direction de l’Intérieur, et propriétaire de « l’Hôtel de Paris et Londres, » Soupou, qui m’hébergea jadis pendant ma turbulente jeunesse, est, depuis des mois, avisé par ses compatriotes bureaucrates, de ma prochaine arrivée dans l’Inde. Aujourd’hui, à l’entendre, la Providence m’a spécialement envoyé ici pour ramener la fortune dans sa maison... « C’est comme si, Monsieur, je retrouvais mon père ! » Dans la bouche d’un Hindou, pareilles figures de rhétorique ne sont pas pour étonner. L’exagération manifeste y est prise pour réalité. Ce serait manquer à la plus élémentaire politesse que de s’abstenir de complimens ronflans.

Quand on se revoit après vingt années d’absence, il est rare que l’on ne se trouve pas un peu changé. Mais Soupou est un mondain : il ne m’a donc point parlé du passé. Lui n’a pas changé. C’est toujours le même petit homme basané, de manières affables, vêtu et coiffé de fin coton blanc. Beaucoup doivent lui envier la savante et parfaite symétrie qui préside aux plis de ses pagnes. La mousseline de son turban est soixante-dix fois repliée, au tour, au