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d’administration, de langue et de religion, resta le mot d’ordre de son règne. Toutes les manifestations d’idées indépendantes furent étouffées. La pensée russe ne trouva de refuge que dans sa littérature nationale. Lermontof en exprime la désespérance. Gogol, dans sa pièce le Revisor, fera rire l’Empereur lui-même aux dépens des juges vénaux, des employés prévaricateurs : dans ses Ames mortes, il introduit dans le roman l’élément social, et présente à la Russie la noire peinture de la corruption bureaucratique et de la décadence intellectuelle et morale d’une société basée sur le servage.


III. — LA PROPAGANDE DES ÉMIGRÉS

La censure la plus rigoureuse ne pouvait cependant fermer la Russie aux nouveautés de l’Occident. Quelques jeunes gens, qui revenaient des universités allemandes, en avaient rapporté la philosophie de Hegel et de Feuerbach, en même temps que les systèmes socialistes français de Saint-Simon, de Fourier et de Proudhon.

A Moscou, dans la maison de Stankiévitch, homme riche et de loisir, des jeunes hommes se trouvaient réunis, vers 1836, qui devaient plus tard se signaler dans des directions contraires, Herzen, Katkof, Tourguenef, Biélinski, Ogaref. Là, durant d’interminables soirées, au milieu de la fumée des cigarettes, au bruit chantant du samovar, on discutait les théories hégéliennes. L’esprit le plus conservateur et le plus révolutionnaire trouvent également leur justification dans l’hégélianisme. On reportait à la Russie l’adoration de Hegel pour l’État prussien ; la mission qu’il assigne à la Prusse, en vertu de l’évolution historique, on l’appliquait à la race slave. La théorie du devenir semblait le gage d’une révolution prochaine. Le cœur de tous ces jeunes gens battait à l’unisson pour le peuple, pour leur frère le paysan. Ils désiraient son affranchissement. Ils mettaient également tout leur espoir dans la commune rurale. Mais les uns, les Slavophiles, les regards tournés vers le passé, ne songeaient qu’à fortifier le loyalisme tsariste et l’esprit chrétien ; les autres, les Occidentaux, Herzen et ses amis, voulaient au contraire en délivrer le peuple. Ils croyaient à une révolution prochaine, qu’ils appelaient de tous leurs vœux. Ils voyaient dans l’Obchtchina la cellule de la société de l’avenir : la