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Insensibles aux montagnes de riz d’où montaient les vapeurs du gingembre, du coriandre, du tamarin, que sais-je encore ! — les indigens étaient là, assis en longues files, sur leur derrière, drapés avec dignité dans un semblant de pagne, ou même en l’état de complète nudité. Ils se seraient plutôt laissé mourir de faim que de toucher aux victuailles du pénitent qui ouvrait la série. Et celui-ci, désolé, voyant tout le bénéfice de ses offrandes s’envoler avec la fumée de ses plats, se décida à offrir aux pauvres récalcitrans une roupie par tête, pour qu’ils consentissent à se nourrir. Mais les jeûneurs par spéculation mirent leur estomac aux enchères. Le pénitent dut payer plusieurs roupies à chacun des dîneurs. Alors seulement ils condescendirent à manger. La manœuvre avait trop bien réussi pour ne pas continuer. Ce fut la ruine pour les dévots.

Un autre Hindou m’a affirmé qu’il n’en allait pas autrement de ses concitoyens convertis au christianisme. Une riche indienne, catholique, ayant contracté le vœu de nourrir des pauvres à l’occasion de la fondation d’une chapelle qu’elle érigeait de ses deniers, dut payer une grosse somme au syndicat des pénitens du lieu, afin de trouver qui s’assouvirait avec son riz. On a dit que jadis, dans la très vieille Inde, quand un créancier ne pouvait rien tirer de son débiteur, il s’installait devant la porte du mauvais payeur et dénonçait sa ferme intention de se laisser mourir de faim, sur la place, si on ne lui donnait pas satisfaction. On dit même que certains de ces Harpagons hindous allèrent jusqu’à exécuter leur menace. Ils périrent d’inanition sur le seuil de leurs obligés, qui furent déshonorés pour jamais.

C’est Soupou qui me conte ce dernier trait, en soupirant sur la dureté des temps. Notre « pousse » — ainsi appelle-t-on, à Pondichéry, ces légères voitures que deux ou trois coolies poussent par derrière, tandis que l’on se dirige avec le guidon de l’avant-train —, roule par les rues du Bazar. Ce Bazar est le seul point de la ville où règne un peu d’animation. Il fut construit en 1825 sur l’emplacement de l’ancienne église des Missions. Retenez bien, à ce propos, que presque rien, à Pondichéry, n’est antérieur au règne de Charles X. Tout, maisons, rues, avenues, monumens, fut élevé, percé, fondé à cette époque où la petite ville connut sa plus grande prospérité. Le gouvernement assurait l’ordre. Tout à la fois ferme et paternel, il faisait respecter les usages. C’est ainsi que le