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marchands de cotonnades, de riz, de grains, qui baillent, assis en tailleur sur leurs étaux, entourés d’oisifs non moins considérables, doit me suffire. Si j’ai le malheur de lui dire : — Regardez donc Soupou, la jolie créature en corset noir, oui là, à droite, qui a de si beaux bras, là, devant les verroteries !…

Soupou Krichnassamy tourne aussitôt la tête vers la gauche, avec un air gêné, qui donnerait à croire que je lui tiens des propos déshonnêtes. Cependant Soupou ne cesse de me vanter les mérites et les vertus de sa femme. Chaque matin, il me dit : « Si elle n’était pas en pèlerinage à Madras, je vous aurais mené chez elle. Mais vous la verrez demain. » Ce jeu dure depuis bientôt deux mois. La femme de Soupou ne revient jamais. Mais, chose admirable, voici justement Soupou qui rentre de lui-même dans ce sujet :

« — Il y a chez ce marchand de beaux pagnes. Voulez-vous les voir ? Ce sont ceux-là dont ma femme vous a parlé. »

Du coup, je lève la main qui tient le guidon du pousse. Les coolies continuant de courir, notre véhicule, sans direction, va donner dans une grosse femelle de buffle. Les flancs de la bête, plus ventrus qu’une barrique, résonnent. Le bufflon qu’elle allaite, est serré contre un mur. Un moment je crains que la mère ne nous envoie dans les airs d’un coup de ses immenses cornes arquées. Il n’en est rien. La bufflonne s’en va, secouant son nez où est passé un anneau de fer. Son fils trotte lourdement derrière, et Soupou continue son histoire. Sa femme avait dû me dire où se fabriquaient les plus beaux bracelets. Il précise « Mais d’ailleurs vous le savez bien. Elle vous a dit avant-hier… Comment, vous ne l’avez jamais vue !… Ce n’est pas possible[1]. »


Pondichéry, 28 juin 1901.

J’ai visité hier les deux maisons indiennes de Pondichéry qui passent pour les plus vénérables et par leur ancienneté et par l’importance des hommes qui y vécurent au temps de Dupleix. Ce sont celles d’Ananda-Rangapillei et d’Apa Poullé.

Ananda-Rangapillei, de son vivant courtier de la compagnie

  1. Je dois dire que j’ai quitté Pondichéry et l’Inde, cinq mois après cet entretien, sans avoir jamais eu l’avantage de voir Mme Soupou Krichnassamy.