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« Cède la rocca à ceux-ci, crie Catherine, pour que je ne sois pas mise à mort avec tous mes enfans !

— On m’enlèvera d’ici en morceaux ! répond le châtelain. Je ne cède rien.

— Ils me tueront !

— Et qui donc ?… Il leur faudra se sauver ensuite du duc de Milan. »

Puis, suivant le jeu de scène ordinaire, le châtelain tourne le dos et s’en va. Il a deviné la comédie (stylé d’ailleurs dès le début) et du coup il y prend son rôle. Mais l’un des conjurés, Ronchi, qui a longtemps vécu près de la comtesse, ne s’y méprend pas, lui non plus : « O madame Catherine, lui crie-t-il en lui plantant les yeux en face, si tu voulais, il nous la donnerait, mais c’est toi qui ne veux pas qu’il nous la rende ; je ne sais quelle envie me vient de te passer cette pertuisane au travers du corps et de te faire tomber morte. » Ce disant, Ronchi se permet de joindre le geste à la parole, et touche de la pointe du fer la poitrine de la comtesse. Elle, immobile et dédaigneuse : « O Jacomo da Ronco, dit-elle, tu ne me fais pas peur ; tu peux me faire mal, mais peur non pas ; car je suis fille d’un homme qui n’avait pas peur. Fais ce que tu veux. Vous avez tué mon seigneur, vous pouvez bien me tuer, moi qui suis une femme[1]. » Le lendemain, même cérémonie devant la rocca de Schiavonia que devant la rocca de Ravaldino. Catherine s’approche : « O châtelain, dit-elle, donne la rocca à ceux-ci, comme j’y consens. — O madame, répondent Bianchino et son frère, que Votre Seigneurie nous pardonne ; vous ne nous avez jamais donné cette rocca, et nous ne voulons la donner encore ni à vous, ni à personne. Maintenant ôtez-vous de là ; sinon, nous vous ferons tirer dessus. O messer Lodovico, ôtez-vous de là. » Dans la ville, les bons bourgeois font ce qu’ont toujours fait les bons bourgeois en temps de révolution : ils font des vœux discrets pour l’ordre, mais ne se compromettent point au-delà. Le chroniqueur, peintre, musicien et maître à danser Cobelli voit passer le triste cortège : Lodovico et ses partisans, « les princes et les phariciens, cum seniore, et scribas ; Catherine, au milieu, environnée de piques. Il en est tout ému, et nous le confie en sa prose mêlée de romagnol et de latin. « Ils menèrent Madame à la

  1. Cobelli, p. 321.