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dans Rome, un étrier coupé. D’abord le Pape avait souri, ipsum dacem alicubi cum puella intendere luxui sibi persuadens[1]. Mais tout à coup le bruit se répandit, sans que l’on sût d’où, que le duc avait été jeté dans le Tibre. Un Esclavon marchand de charbon à Ripetta raconta comment, couché dans sa barque, il avait vu arriver un cavalier, suivi de deux piétons, et portant en croupe un cadavre que tous trois avaient lancé au fleuve. Interrogé pourquoi il n’avait pas parlé plus tôt, il avait répondu tranquillement que cent fois dans sa vie il en avait vu faire autant, sans que cela tirât à conséquence ; et qu’ainsi il n’y avait pas pris garde[2]. Les mariniers envoyés en grand nombre pour fouiller le Tibre en retirèrent le corps du duc, encore chaussé de ses bottes éperonnées et vêtu de son manteau. Il avait les mains liées ; neuf blessures aux bras, au buste, à la tête, dont une mortelle au visage ; dans sa bourse, trente ducats, signe évident qu’on ne l’avait pas tué pour le voler.

Alexandre VI, quand il sut qu’on avait retrouvé son fils jeté au fleuve comme une ordure[3], s’enferma dans sa chambre et pleura très amèrement, refusant d’ouvrir pendant plusieurs heures et restant sans manger ni boire pendant plusieurs jours, du mercredi au samedi, sans dormir du jeudi au dimanche. « Si nous avions sept pontificats, gémit-il dans le consistoire public qu’il tint le 19 juin, nous les donnerions tous pour avoir la vie du duc[4]. » Cependant les Espagnols de la suite de Gandia couraient Rome furieux, cherchant l’assassin. On soupçonnait tout le monde, les Colonna, les Orsini, Bartolommeo d’Alviano, le cardinal Ascanio Sforza, Giovanni Sforza de Pesaro, le mari de Lucrèce « répudié par elle comme impuissant, » un troisième frère de Giovanni et de César, le faible et timide Gioffre, prince de Squillace, dont la femme, dona Sancha d’Aragon, n’en avait

  1. Burchardi Diarium, édition Thuasne, II. p. 387 et suiv. Nous suivons ici phrase à phrase M. Pasquale Villari, Niccoló Machiavelli e i suoi tempi, II, 268, 269, dont le récit est de beaucoup le plus vif et le plus rapide de tous ceux que nous avons lus. Cf. Ch. Yriarte, César Borgia, sa vie, sa captivité, sa mort, t. I, p. 107 et suivantes ; Tommaso Tommasi, La vie de César Borgia, 1671.
  2. Respondit ille : se vidisse suis diebus centum in diversis noctibus varie occisos in flumen projici per locum prædictum, et nunquam aliqua eorum ratio est habita ; propterea de casu hujus modi existimationem aliquam non fecisse. — Burchardi Diarium, édition Thuasne, t. II, p. 390.
  3. Pontifex, ut intellexit ducem interfectum et in flumen, ut stercus protectum compertum esse… etc. — Burchardi Diarium, ibid.
  4. Villari, ouv. cité, 1, 269, d’après Sanudo.