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Et ceux qui ne l’ont pas visité ne l’en connaissent que mieux peut-être, ne l’en aiment que davantage. Car ils l’ont vu dans sa vérité et sa beauté, comme ne savent pas toujours voir les voyageurs. C’est pour eux une terre où l’histoire a laissé de merveilleuses empreintes, où les campagnes, oubliées par le temps, gardent l’antique simplicité de leur vie agricole et pastorale. Les villes ont peu changé au cours des derniers siècles, par de la lesquels nous entrevoyons le plus lointain passé. Voici Casterbridge (Dorchester), le Casterbridge de Henchard, avec son grand amphithéâtre romain, « mélancolique, impressionnant et solitaire… De vieilles gens racontaient qu’à de certaines heures de l’été, en plein jour, des personnes, assises à lire ou à sommeiller dans l’arène, avaient, en levant les yeux, aperçu en lignes, sur les gradins, des légionnaires d’Hadrien, attentifs comme s’ils contemplaient un combat de gladiateurs ; on avait entendu aussi le grondement de leurs voix excitées. Cette scène ne faisait que passer, comme un éclair… » Non loin de la ville, les grands remparts de Mai-dun ou Maiden Castle[1] rappellent un passé encore plus lointain. Et ainsi les destinées humaines nous apparaissent plus fragiles et plus éphémères dans ces décors où, parmi les beautés de la nature immuable, persistent des images d’un passé qui ne veut pas mourir. Voici Shaston (Shaftesbury), « l’ancien Palladour britannique, au sommet d’un escarpement presque perpendiculaire, » Shaston où Sue Bridehead et Phillotson tiennent leur école, et Melchester où la pauvre Fanny Robin vient de Weatherbury, un soir neigeux d’hiver, pour retrouver le sergent Troy. « Le mur élevé était celui d’une caserne et ce n’était probablement pas le premier rendez-vous donné en ce lieu, ni la première conversation échangée pardessus la rivière. — Êtes-vous le sergent Troy ? demanda en tremblant la petite créature debout dans la neige. Et elle tenait si peu de place et son interlocuteur était tellement caché dans l’ombre, que l’on aurait vraiment pu croire que le mur avait entrepris de causer un peu avec la neige. »

Autour des villes, les solitudes arides et les mouvantes verdures, la vaste étendue des bruyères, des vergers et des bois, des vallées et des collines. Ces images enveloppent et pénètrent toutes les scènes. C’est la vallée des Grandes Laiteries, la plaine

  1. M. Thomas Hardy leur a consacré toute une étude : Earthworks at Casterbridge, English Illustrated Magazine, décembre 1893.