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verdoyante arrosée par le Var, pareille à un tapis uni sur lequel nous voyons Tess, lorsqu’elle descend pour la première fois à la ferme de Talbothays, incertaine de sa direction, immobile « comme une mouche sur un billard immense. » C’est le beau val de Blackmoor, « région enfermée et solitaire d’où les forêts ont disparu, tandis que subsistent encore quelques vieilles coutumes de leurs ombrages, » comme cette danse du Premier Mai que nous voyons au début de Tess d’Urbervilles. C’est la vallée bleue des pommiers que, dans les Woodlanders on découvre de Rubdon Hill. C’est la bruyère d’Egdon où s’absorbent les existences dans The Return of the Native. « L’endroit était, à vrai dire, étroitement apparenté à la nuit et quand la nuit se montrait on eût dit que ses ombres s’accordaient avec le paysage dans un commun désir de graviter ensemble. La sombre étendue de bosses et de creux semblait s’élever au-devant de l’obscurité du soir et sympathiser avec elle, la bruyère exhalant les ténèbres aussi vite que les précipitait le ciel. L’obscurité de l’air et l’obscurité de la terre s’unissaient comme deux sombres sœurs dont chacune aurait fait au-devant de l’autre la moitié du chemin. » Lorsque Clym Yeobright a appris ce qui a fait mourir sa mère et qu’il rentre à la maison d’où elle s’est que chassée par l’épouse cruelle, infidèle peut-être, « au lieu qu’il y ait devant lui le pâle visage d’Eustacia et la silhouette d’un homme inconnu, il n’y avait que l’imperturbable attitude de la bruyère qui, après avoir défié les assauts et les cataclysmes des siècles, réduisait à l’insignifiance, par ses traits couturés et antiques, l’agitation furieuse d’une pauvre unité humaine. »

De tels tableaux ne s’oublient pas et leur magique puissance évoque à jamais un décor, plus fidèlement que ne le ferait la mémoire de nos yeux. Dans ce décor, M. Hardy nous a représenté la vie paysanne, « confortable, paisible, joyeuse même, au-delà de cette limite où finit le besoin et en deçà de cette autre où les convenances commencent à gêner la nature[1]. » Entre les deux, elle se développe librement et la prédilection de l’auteur dès lors prend tout son sens. S’il y arrête ses regards avec complaisance et l’offre aux nôtres, ce n’est pas seulement pour le pittoresque de ses dehors ou l’attrait de particularités curieuses ; encore moins serait-ce pour ce qu’elle peut présenter de

  1. Tess of the d’Urbervilles, ch. XX.