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abbaye. Il la dépose avec précaution dans un sarcophage vide, s’étend par terre à côté d’elle et tombe dans un sommeil profond. « Tess s’assit dans le cercueil. La nuit, bien que sèche et douce pour la saison, était encore trop froide pour qu’il n’y eût pas danger à ce qu’Angel restât longtemps à demi vêtu comme il l’était… Il fallait agir, car elle commençait à frissonner sous le mince drap qui la couvrait… Soudain, il lui vint à l’esprit d’employer la persuasion et elle lui murmura à l’oreille avec autant de fermeté et de décision qu’elle put : « Remettons-nous en marche, chéri ; » et, pour le déterminer, elle le prit par le bras. A son grand soulagement, il consentit sans résistance ; ces paroles l’avaient probablement rejeté dans son rêve qui, dès lors, parut entrer dans une nouvelle phase où il crut voir l’esprit de Tess le conduisant au ciel. Le tenant par le bras, elle le mena ainsi jusqu’au pont de pierre en face de leurs demeures, et ils traversèrent pour se trouver à la porte du manoir[1]. »

Ce goût mélodramatique de M. Hardy l’amène à abuser des effets de nuit et à déployer, autour de certains épisodes, un grandiose d’opéra : l’arrestation de Tess parmi les monumens druidiques de Stonehenge[2], l’exercice au sabre, dans la prairie, près des ruches d’abeilles[3]. Encore ces deux scènes ont-elles un sens qui, les rattachant étroitement au sujet, les explique et les justifie. Tess a quelque chose de païen qui l’harmonise au milieu où vient s’achever sa destinée, et quant au symbolisme du jeu brillant et dangereux dont le fringant cavalier circonvient, éblouit, menace, enchante et grise une jolie fille, il est assez clair pour que nous n’ayons pas besoin de le commenter. A peine peut-on estimer que tant de virtuosité laisse trop voir l’artiste. Mais tous les spectacles que se plaît à nous donner M. Hardy ne se rattachent pas ainsi à l’ensemble de l’œuvre. Il lui suffit qu’ils s’en détachent avec un saisissant relief. N’est-ce pas le cas, de l’extraordinaire partie de dés sur la bruyère, entre Wildeve et Diggory Venn[4], à la clarté des vers luisans, devant un cercle de chevaux sauvages ?

Tous ces morceaux trahissent l’auteur. Il pourrait du moins répondre qu’il ne les renie pas et qu’ils lui font assez d’honneur.

  1. Tess of the d’Urbervilles, XXXVII.
  2. Ibid., LVI.
  3. Far from the Madding Crowd, XXI.
  4. The Return of the Native, liv. III, ch. VIII.