Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/212

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’indépendance, était encore l’esclave de la coutume et des conventions, quand il se laissait reprendre à l’improviste par ses vieux préjugés. » M. Hardy les a vus avec des yeux plus lucides, plus clairvoyans sans doute, et il a su lire dans leur faiblesse le secret de leur grandeur et de leur beauté : « Aucun d’eux n’avait une juste conception des forces complexes qui étaient à l’œuvre hors du courant doux et paisible sur lequel il flottait… »

Cette poésie, éparse dans l’ombre des destinées tranquilles, dans l’éclair et les ténèbres des destinées orageuses, idéalise certaines figures jusqu’au symbole. Elle humanise les paysages et les choses même et, en leur donnant une âme, en fait des êtres vivans, des personnages qu’on pourrait assez justement comparer au chœur du drame antique : la bruyère d’Egdon, cette « face sur laquelle le temps ne laisse guère d’empreinte, » les bois des Woodlanders, le château dans A Laodicean. Une telle force de pénétration au cœur même des choses, ce magique pouvoir de nous les restituer avec tout leur sens concourent à faire de M. Hardy un incomparable peintre de la nature. On lui chercherait en vain dans la prose anglaise un égal. Seule, la vision radieuse et précise d’un Tennyson, cette intuition qui fait saisir en même temps la beauté des choses et leur caractère, pourraient annoncer la manière des Wessex Novels et en être rapprochées. Dans les deux cas, il y a la même union du sujet et des paysages : ceux-ci ne s’en peuvent détacher ; ils font corps avec lui et il est vraiment leur âme. Mais il ne faudrait point forcer le parallèle. M. Hardy est trop profondément original pour qu’on puisse caractériser ses descriptions par des analogies. On en donnerait mieux l’idée en disant qu’il connaît la nature comme un paysan, la voit comme un artiste, la traduit comme un poète. Pas un détail de la vie des saisons, pas une heure du jour qui n’ait trouvé en lui un interprète et où il n’ait mêlé l’âme de ses héros. Son oreille n’est pas moins attentive que ses yeux ni moins subtile. Aussi nettement qu’il a vu l’averse, il entend le vent sur la fougère.

Les descriptions de M. Hardy suffiraient à attester la vertu de son style. S’il en partage les défauts avec ses compatriotes, les beautés en sont bien à lui. M. Hardy n’est pas proprement un styliste. La qualité de l’expression n’a point à ses yeux une valeur absolue. Il n’a pas le culte de l’ « écriture. » C’est pourquoi il peut être un grand écrivain. Il l’est, sauf par intervalles,