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négligeable. Elle ne l’est pas. Si on fait entrer les mineurs en ligne de compte, le chiffre des Français qui meurent sans succession est réduit d’après M. Aynard à 9 ou à 10 millions, et d’après M. le ministre des Finances à 7 millions et demi, juste la moitié de celui qu’avait énoncé M. Jaurès. Mais le chiffre des enfans morts en bas âge est-il la seule défalcation à faire ici ? N’y a-t-il pas un nombre appréciable de Français qui vivent fort bien en dépensant ce qu’ils gagnent et ne laissent rien après eux ? Au surplus, l’heure n’est pas encore venue de discuter avec M. Jaurès, puisqu’il n’a encore fourni qu’un élément de sa démonstration ; mais si tous les autres n’ont pas plus d’exactitude, il faudra les serrer de près et en rabattre. Les chiffres de M. Jaurès ont grand besoin d’être contrôlés. Ils l’ont été par M. Biétry, par M. Clemenceau, par M. Deschanel qui en ont montré le caractère le plus souvent arbitraire. Cela fait bien au frontispice d’une discussion sur le socialisme de déclarer qu’il y a quinze millions de Français qui ne possèdent rien : malheureusement, ou plutôt heureusement, cela n’est pas vrai. Nous reconnaissons d’ailleurs qu’il reste encore une inégalité très grande, trop grande sans, doute : il faut cependant qu’il y en ait une et qu’elle soit sensible. Sinon, qui voudrait travailler, économiser ? Le ressort de l’activité humaine serait brisé ou déplorablement détendu. C’est ce que les socialistes oublient toujours dans l’élaboration de leurs systèmes. Ils raisonnent sur un homme idéal qui entretiendrait en lui toutes les vertus du travail, sans y chercher un avantage personnel supérieur à celui du maladroit, du paresseux ou du vicieux. Où est-il, cet homme phénomène ? Peut-être ne l’avons-nous pas assez cherché : en tout cas nous ne l’avons pas encore trouvé. L’homme que nous connaissons, celui qui est sorti des mains du créateur avec des mobiles d’action qui lui ont déjà fait faire tant de merveilles, cessera d’en faire le jour où on l’aura soumis à la loi déprimante de l’égalité des fortunes. Sa morale sociale sera celle du lazzarone napolitain qui dort au soleil après avoir assuré sa misérable existence. Pourquoi travaillerait-il au-delà du strict nécessaire, si on lui enlève avec les fruits de son labeur tout ce qui fait la liberté, la dignité et l’agrément de la vie ?

M. Jaurès n’est pas sans s’être quelque peu préoccupé de ce côté de la question, mais il s’est encore plus préoccupé d’un autre qui est de maintenir l’égalité, ou du moins une certaine somme d’égalité, après l’avoir établie. Combien de fois n’a-t-on pas fait l’observation que si la totalité des biens était partagée également entre les hommes, les mêmes causes qui ont amené l’inégalité la veille