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VIII

Des Herbages[1], ce 22 avril 1808.

Je crois, mon cher Prosper, que j’avais mal daté ma dernière lettre. Celle-ci l’est exactement ; mais elle mettra peut-être quelques jours de plus à vous parvenir, parce que je suppose qu’elle passera par Paris. Je suis venu jeter un coup d’œil sur ma pauvre campagne, mais je n’y resterai pas : et au lieu d’y passer quinze jours, comme je me le proposais, je crois que j’en repartirai après-demain. J’y suis mal arrangé comme on l’est toujours dans un bien qu’on n’habite jamais, et l’idée que je dois en repartir m’ôte tout intérêt et s’oppose à toute occupation. Ma disposition morale est aussi très peu propre à la solitude. Je suis triste et découragé. J’ai un besoin de repos qui, rencontrant des obstacles, devient quelquefois une douleur très, aiguë, et qui en même tems, se fesant sentir chaque jour plus impérieusement, amènera des choses qui m’attristent en perspective. Ajouter à cela que je suis entouré ici d’une correspondance de près de vingt ans, presque entièrement avec des morts, et que je ne puis m’empêcher de relire sans cesse, quoiqu’elle fatigue mes yeux et brise quelquefois mon cœur. Ce n’est pas tant le regret des individus qui m’attriste, bien qu’il y en ait qui sont pour moi des pertes irréparables, que ce sentiment du passé, et cette mort au bout de tant d’activité, de tant de liaisons, de tant de querelles quelquefois, c’est surtout dans les lettres de femmes que cela se fait sentir. Il n’y a pas d’homme qui n’ait été aimé, qui n’ait rompu, soit à tort, soit avec raison ; mais ces ruptures, qui paraissent fort simples, tant que les objets en sont encore existans, deviennent horriblement lugubres, lorsqu’elles sont terminées par cette grande et silencieuse catastrophe qui termine tout. C’est en vain que des années se sont écoulées entre la rupture, et la mort. Cet intervalle est bon, en ce qu’il prouve que l’une n’a contribué en rien à l’autre. Mais je ne sais combinent il se fait que ce qui est devenu impossible redevient un objet de désir. Je promène mes regards sur toutes ces lettres écrites par des mains qui sont à présent de la poussière, sur ces lettres, qui ne peuvent plus être répondues, et auxquelles,

  1. Propriété de Benjamin Constant, située en Seine-et-Oise, entre Maflier, et Franconville.