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impossible de revenir. Torcy estimait que procéder ainsi n’était ni de la dignité ni de l’intérêt du Roi, et, quel que fût son désir de la paix, le Duc de Bourgogne partageait ce sentiment. « Je pense comme vous, écrivait-il à Torcy, qu’il ne faut point jeter à la tête de ses ennemis les choses qu’on ne doit se résoudre à leur lâcher qu’à la dernière extrémité, et quand la paix ne tien-droit plus qu’à ces articles, » mais il aurait voulu qu’on signât une suspension d’armes, ce qui aurait sauvé la citadelle de Lille, et, à son point de vue particulier, l’aurait tiré des perplexités où il se débattait encore. « Je suis persuadé, écrivait-il à Torcy, le 5 novembre, que si la suspension étoit une fois faite à des conditions raisonnables, on goûteroit de part et d’autre le repos qu’elle causeroit, et que les hostilités ne recommenceroient plus de part ni d’autre[1]. »

A Versailles, on crut devoir procéder autrement, et Torcy envoyait à Berwick le texte d’une réponse qui proposait de substituer à une suspension d’armes et à des préliminaires publics des conférences secrètes avec Marlborough et les députés des États-Généraux. Mais Marlborough prit mal cette réponse où il vit une défaite, et le Duc de Bourgogne, qui le prévoyait, s’affligeait de la marche suivie. Il s’en ouvrait dans une lettre à Torcy : « Je vois avec douleur que l’on ne fait que changer l’ordre des choses sans en changer la substance, mais il n’y a rien à dire lorsque le bien de l’État l’ordonne et il doit aller avant tout[2]. » La suite de la négociation devait au reste lui échapper, car Berwick, sacrifié à l’animosité de Vendôme, allait prendre le commandement de l’armée d’Allemagne, et Marlborough ne se souciait pas d’entrer en communication directe avec le Duc de Bourgogne, car, ainsi que l’écrivait avec raison Torcy, « on découvre plus aisément ses faiblesses à un neveu qu’à un prince dont on veut, quoique ennemi, mériter l’estime[3]. »

  1. Legrelle, t. V, p. 389.
  2. Ibid., p. 398.
  3. lbid., p. 398. Il est assez difficile, étant donné le caractère tortueux du personnage, de démêler la véritable pensée de Marlborough. Suivant Berwick, il aurait été sincère dans son désir de la paix et ç’aurait été de la part de Chamillart une faute et un « excès de politique » de ne pas donner suite à cette proposition (Mémoires, t. II, p. 51-53). M. Henri Martin, dans son Histoire de France, t. XVI, p. 504, va plus loin et dit : « il semble qu’à Versailles, Roi, ministres, généraux, tout le monde fut pris de vertige. » Mais M. Legrelle, qui a fait d’après les documens originaux une étude des plus consciencieuses de la question, pense que la proposition de Marlborough était surtout dictée par la pensée d’obtenir une suspension d’armes et de tirer ainsi l’armée anglo-hollandaise de la situation dangereuse où elle se trouvait. Il nous parait en tout cas hors de doute que Marlborough voulait ainsi se faire bien voir de la veuve et du fils de Jacques II avec lesquels il entretenait, dit M. Legrelle, « un ténébreux commerce. »