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a que la vertu, le mérite personnel et l’habileté qui soient considérés du Roi, que les services des pères et des parens n’aident guère les enfans quand ils ne sont pas capables d’en rendre eux-mêmes[1]. » C’était peut-être beaucoup dire, car si Torcy n’eût pas été le fils du ministre, il est probable qu’il n’eût pas été non plus, dès l’âge de dix-neuf ans, chargé d’une mission à Lisbonne, puis envoyé successivement à Madrid, à Hambourg, à Vienne, à Munich, à Rome (ce qui lui donna l’occasion d’apprendre l’espagnol, l’allemand, l’italien), puis à Londres, puis de nouveau à Rome. Mais était-ce donc un si mauvais système celui qui employait les jeunes gens de bonne heure, les formait aux affaires en même temps qu’au monde, et en faisait déjà, à vingt-quatre ans, des hommes d’expérience ? Torcy avait cet âge quand le Roi lui accorda la survivance de la charge de secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères qu’exerçait son père. A partir de cette date, il fut associé au travail des bureaux, n’ayant point encore entrée au Conseil, mais préparant la rédaction des dépêches dont il donnait lecture au Roi chez Mme de Maintenon. Déjà il savait rendre avec art la pensée royale et se plier avec souplesse à traduire ce que le maître voulait dire. Aussi Louis XIV lui adressa-t-il un jour ce compliment : « Nous sommes bien heureux de vous avoir ; qu’aurions-nous fait si vous eussiez été d’un autre caractère[2] ? » Torcy remplit pendant sept ans cet emploi, à peu près analogue à celui d’un sous-secrétaire d’Etat de nos jours. Il était donc bien, comme nous dirions, « de la carrière, » quand, en 1696, son père étant mort, il lui succéda dans les fonctions de secrétaire d’Etat. Quelques mois auparavant il avait épousé la fille de Pomponne, un de ses prédécesseurs, nièce du grand Arnauld et de la première mère Angélique, chrétienne austère, un peu teintée de jansénisme, mais rigide seulement pour elle-même, car elle était d’une vertu douce, d’un commerce agréable et savait faire bonne mine à chacun. Elle fut pour son mari une épouse dévouée ; il lui fut un mari fidèle, et le ménage défia jusqu’au bout la médisance. Torcy occupa ces fonctions jusqu’en 1715, c’est-à-dire pendant vingt ans. Dans un instant nous l’allons voir à l’œuvre, mais, pour le suivre jusqu’au bout de sa carrière, disons tout de suite ce qu’il advint de lui au lendemain de la mort de Louis XIV.

  1. Introduction au Journal de Torcy, par M. Frédéric Masson, p. X.
  2. Ibid., p. XVIII.