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Celui qui, dans son temps, a signé un traité peu honorable mais nécessaire est mis au rang des négociateurs infortunés et regardé comme l’instrument de la honte de sa nation. »

Torcy n’en partit pas moins le 1er mai, et, pendant un long mois, il débattit avec le grand pensionnaire Heinsius, le prince Eugène et Marlborough, les préliminaires on quarante articles d’un traité de paix, dont les dures conditions, dictées pour la plupart par Heinsius, vengeaient la Hollande des souffrances et des humiliations que la France lui avait autrefois infligées. Rouillé était cependant d’avis de signer. « Vous savez, dit-il à Torcy, l’état des affaires quand vous êtes venu en Hollande ; votre voyage en est une preuve ; si vous partez sans conclure, quelque onéreuse que soit la paix, jugez et soyez sûr du découragement de toute la nation. » « Dieu permit que Torcy espérât mieux, » ajoute Torcy lui-même dans ses Mémoires[1]qui sont rédigés sous la forme impersonnelle. Il refusa en effet de signer, et, s’en revenant à Versailles, proposa au Roi de « relever le courage de ses fidèles sujets et de leur donner une marque de sa bonté pour eux en les instruisant des facilités presque incroyables que Sa Majesté avoit inutilement apportées à la paix et de l’opposition opiniâtre de ses ennemis. » Ainsi fut fait, et il eut l’honneur de contresigner, probablement même de rédiger la lettre adressée par Louis XIV aux gouverneurs des provinces de son royaume, lettre célèbre où, pour la première fois, après plus de quarante ans de règne, le Roi faisait appel à ce que nous nommons aujourd’hui l’opinion publique et cherchait un point d’appui sur la nation pour résister à l’étranger. Le sentiment qui la dicta demeure l’honneur du Roi vieilli, et Saint-Simon a raison de dire « que c’est du fond de cet abysme de douleurs de toute espèce que Louis XIV a su mériter, du consentement de toute l’Europe, et, ce qui met le comble, aux yeux de ceux qui virent son intérieur de plus près, ce surnom de Grand que les flatteurs luy avaient avancé devant le temps par le bonheur si long et la gloire de son règne[2]. »

Quelles étaient cependant ces conditions si dures, qu’elles révoltaient, non seulement l’orgueil royal, mais le sentiment

  1. Mémoires de Torcy dans la Collection des Mémoires relatifs à l’Histoire de France, par Petitot et Monmerqué, 2e série, t. VII, p. 331.
  2. Saint-Simon, Écrits inédits t. I. Parallèle des trois premiers rois Bourbons, p. 283.