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naturel, la bayadère de Tanjore, outrée de mon indifférence, se retira de moi avec plus de mépris que de dépit. Son poing fermé en signe de menace s’ouvrit pour me gratifier d’un baiser d’adieu. Puis elle s’arrêta comme pour m’attendre. Sur son visage à l’expression fausse et cruelle se reflétaient en cet instant toutes les morbides passions de l’Asie. Enfin, haussant les épaules, frappant du pied pour exprimer son dégoût, elle détourne sa tête caparaçonnée d’or, de fleurs et de perles, avec un cliquetis de harnais, et entreprend mon voisin de gauche, Paul Mimande, que sa qualité de secrétaire général du gouvernement désignait plus particulièrement à ses coups. Que mon distingué confrère se tire d’affaire comme il pourra ! Remis d’une alarme si chaude, je ne veux plus avoir d’yeux que pour les musiciens.

Ces braves gens sont en tout dignes de remarque. Emboîtant le pas à la danseuse, ils la suivent fidèlement, copiant sa démarche, soutiennent ses tirades les plus passionnées par des trémolos véritablement émouvans. Il est des momens où je crois que le joueur de clarinette va s’élever, en ascension droite, jusqu’au plafond, tant il se guindé en aspirant l’air avec son instrument évasé. Ses yeux, son nez, ses oreilles, son turban, son cou participent à ce délire poétique. Mais c’est surtout son cou que j’admire, son cou dont la pomme d’Adam descend et monte au gré des envolées du poème. Quand les situations atteignent au summum du pathétique, le larynx du bonhomme remonte sous les mâchoires et disparaît pour un temps. Je ne connaissais jusqu’ici que les cétacés pour être doués d’un organe aussi mobile.

Le joueur de clarinette n’est pourtant qu’un pauvre compagnon à côté du natouva, chef d’orchestre. Celui-là porte sur son ventre un tambour étroit, horizontalement suspendu à son cou par une corde, tout comme les dames font aujourd’hui pour leur manchon. Une housse en tapisserie habille le tambour ; pour fatiguée qu’elle soit, j’y distingue les armes de la maison de Hanovre, la licorne et le léopard anglais. Sur les deux tympans de peau d’âne, le natouva frappe de ses paumes ou de ses doigts, sans relâche. De l’orchestre il règle ainsi la cadence et il en constitue la partie fondamentale. Sa tête, ses épaules, son torse, son ventre même, battent la mesure. Et ses coudes s’escriment sur ses flancs ; ses cuisses, ses jarrets, ses jambes, ses pieds, animés d’une agitation perpétuelle, concourent à l’œuvre. Et, par-dessus tout, des gloussemens inarticulés ou des glapissemens aigus, émis en