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bourdonnent. S’ils s’élèvent jusqu’au plafond, ils trouvent à qui parler. Rasant les poutres, des chauves-souris glapissantes (Taphozous melanopogon Temm.) doublent la pièce de leur vol en zigzag, entrent par une porte pour sortir par une fenêtre.

Tout cela n’est que demi-mal tant qu’on est éveillé. Mais dès que je me couche, avec le vague espoir de dormir, tous ces bruits se font plus mystérieux, s’enflent, se transforment. On dirait que le sol s’anime et se change en des légions d’êtres rampans, glissans, grinçans, soufflant, sautant. Ils s’appellent et se répondent. Les murs aussi paraissent vivre, et le toit, d’où les geckos poussent leur mélancolique chanson à deux notes. Et par-dessus tout broche le susurrement ininterrompu des moustiques, véhicules de la fièvre, cherchant avec persévérance le moindre défaut des rideaux de gaze où je me figure être en sûreté.

Les nuits de l’Inde n’ont pas encore eu leur poète, elles méritent pourtant d’être chantées, avec l’insomnie, le cauchemar, précurseurs de l’anémie fiévreuse, et qui vous rappellent qu’on n’est point là sur une terre amie. Une fois que les ténèbres la couvrent, cette terre reprend la lutte éternelle contre l’envahisseur et, par ses mille voix, lui conseille de fuir s’il ne veut pas être gardé. Je sens planer autour de moi tous les grands dieux dépossédés, dont la femme de Dupleix a fait renverser les temples et qui se plaignent de ce qu’on ne les ait point reconstruits. Ils peuplent la nuit de leurs murmures implacables, j’entends le bruissement de leurs ailes, la plainte de l’air agité par leurs cent bras.

Le paon de Soubramanyé s’éploie au-dessus de ma tête et ses griffes laissent échapper le naja qui tombe sur moi en sifflant. Garouda à la tête blanche me menace de son bec, le canard brahme cher à Sarasvati nage à côté de moi et m’inonde de l’eau du Gange. Bien mieux, la déesse Ganga elle-même rampe, crocodile monstrueux, sur ma couche, et le chien sauvage de Vaïrever glapit à mes oreilles. Ils m’apparaissent tous, Kali la noire avec son collier d’ossemens, Virapatrin coiffé d’une tiare flamboyante. Le Pouléar brandit sa trompe, Mariammin danse avec le démon à figure de bouc auquel elle se prostitua. Le Boudha se balance sur une fleur de lotus, adoré par la déesse verte Tara. Et enfin c’est Vishnou, sous les espèces du cheval destructeur, qui annonce la fin du monde.