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fort intelligent, lettré, spirituel, bon observateur, avec un mélange singulier de résignation philosophique et de cynisme ingénu. Lors même que, suivant l’usage invariable des voyageurs de son temps, il emprunte à d’autres livres les élémens de ses descriptions, il sait donner à ses emprunts un tour original ; et souvent aussi il regarde et juge pour son propre compte, notamment quand il s’agit des femmes, dont il reste également curieux sous toutes les latitudes, ou encore quand il s’agit des mille formes diverses que prennent, dans les divers pays, toute sorte de vices dont personne ne connaît mieux que lui la forme anglaise, ou européenne. Il y a, dans son livre, des portraits d’ivrognes, de joueurs, de proxénètes, de charmans et dangereux coquins, que j’aimerais à pouvoir citer, en leur opposant même une ou deux figures naïvement touchantes de braves gens, comme celle de ce Supérieur de la mission catholique de Jérusalem, qui félicite si chaudement le jeune homme de l’objet pieux de son pèlerinage que Whaley, rouge de honte, se demande s’il ne va pas lui révéler le véritable objet de son excursion au tombeau du Sauveur. Voici, du moins, quelques passages, que je prends un peu au hasard, et qui pourront donner une idée de l’attrait piquant de ce long récit :


A Smyrne, les douanes étaient affermées à un Turc orgueilleux, qui se montra surpris que nous ne fussions pas venus, en personne, lui présenter nos hommages. Ayant été informé de la manière de penser de ce fonctionnaire, et du grand attachement qu’il avait pour les petits pourboires, je mis une lorgnette dans ma poche et, en compagnie de M. L…, je me rendis aux bureaux de la douane, où nous découvrîmes que ce fermier général à longue barbe nous attendait, et se proposait de nous reeevoir en cérémonie.

Introduits dans sa salle d’apparat, nous le trouvâmes assis à terre : il ne daigna pas nous favoriser d’un regard, mais nous ordonna de nous asseoir et de prendre des pipes. J’étais encore depuis trop peu de temps en Turquie pour avoir déjà adopté la coutume de fumer ; mais mon compagnon m’informa que je paraîtrais extrêmement impoli si je ne faisais pas, tout au moins, semblant de fumer. Il me fallut donc me mettre une pipe entre les lèvres ; et ainsi nous restâmes, pendant plus d’un quart d’heure, sans qu’une seule syllabe fût prononcée, bien qu’il y eût plus de vingt personnes réunies dans la salle. Puis on nous servit des douceurs, et puis un peu de café sans sucre. Enfin, après cette collation, le douanier turc condescendit à rompre le silence, et nous demanda si nous avions, dans nos malles, autre chose que des vêtemens. Sur notre réponse négative, il ordonna aussitôt que notre bagage nous fût délivré sans être ouvert. Je lui présentai alors ma lorgnette : il me fit l’honneur de l’accepter, mais sans la regarder, ni me dire un mot de remerciement.

Et je fus très frappé, d’abord, d’une façon d’agir aussi incivile ; mais bientôt, en connaissant mieux le caractère des Turcs, je découvris que cette