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fait quelques-uns, et si je puis avoir cet été quelque repos, je ferai les autres.

Ma campagne me plaît assez, la vie que j’y mène me conviendrait. Mais depuis qu’on a retranché l’avenir de toutes les vies, ce qui plaît a perdu sans que ce qui déplaît soit diminué. On a le sentiment d’être dans une auberge ; si elle est bonne, on s’afflige de la quitter ; si elle est mauvaise, on n’en ressent pas moins les inconvéniens, et l’on a de plus l’idée qu’il ne vaut pas la peine d’y remédier. Je ne connais rien qui ait plus dévoré tous les genres d’intérêts que la manière dont on nous fait vivre. Si elle ne nous démoralise pas entièrement, c’est que nous n’avons plus assez de force même pour l’immoralité. Mais la jeunesse qui arrive au milieu de tout cela, avec ses passions toutes vives et ses organes tout neufs, vous verrez comme elle s’en tirera. La guerre, point d’habitudes, aucun retour sur soi-même, l’insouciance de l’état sauvage, et les moyens de la civilisation, et pardessus tout cela, l’ironie philosophique sans philosophie, c’est une combinaison qui mènera loin l’espèce humaine.


Chaumont, 27 juin.

Vous verrez, cher Prosper, par la date de cette lettre, qu’il y a longtems que je voulais vous écrire. Monsieur votre père ayant passé deux journées ici[1], Anselme se charge de cette lettre commencée il y a si longtems. Mme de Staël me dit que vous vous plaignez de mon silence. Croyez que jamais ce silence ne pourra prouver que je ne vous sois pas profondément et inviolablement attaché. Dispersés que nous sommes, et réduits en poussière, ce n’est plus que par des rapports d’esprit et d’âme que l’on se tient ; et je crois qu’il en existe entre nous. Il faudrait de longues conversations pour tout expliquer : et je ne prévois guère le moment où nous nous rencontrerons. Vous ne paraissez pas songer à une course à Paris. Je serai forcé cet hiver d’en faire une en Allemagne. Qui sait ce qu’ensuite nous deviendrons, ce que deviendra le monde ? J’espère pourtant que, quelque part, de quelque manière nous serons poussés l’un contre l’autre, et nous aurons alors de quoi parler pendant des années. Mme Récamier est ici, fatiguée de sa vie, légère comme un vaisseau trop peu

  1. Mme de Staël s’était mise en route, dans les premiers jours de mars, pour Chaumont-sur-Loire d’où elle comptait se rendre un peu plus tard en Amérique, puis en Angleterre.