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idées, et à suivre chaque jour l’accroissement de ma collection. Elle est à moitié copiée, et arrangée en totalité. Quant à l’usage que j’en ferai, qui peut le prévoir ? Aucun peut-être, et je m’en dédommagerai en pensant qu’un autre tems en héritera ; comme si chaque siècle n’était pas tellement occupé de lui-même, qu’il n’a ni la volonté, ni le loisir de rechercher dans les précédens ce qui n’a pas eu une influence qui s’étende jusqu’à lui. Mais ces appels à la postérité ont été inventés pour consoler les hommes du tems dans lequel ils vivent, et lors même qu’on n’y croit pas, l’idée en fait toujours un certain plaisir.

J’ai passé ces six dernières semaines de suite à la campagne, sauf deux courses, chacune d’un jour, que j’ai faites à Paris, pour me laisser secouer par le bruit de la capitale, et pour donner à mon esprit cette espèce d’ébranlement plus physique que moral, que produit la vue d’une activité à laquelle on ne prend aucune part. J’ai vu les membres du jury, toujours plus désolés de ce qu’on détruit toutes les réputations littéraires, comme si en fait d’opinion on pouvait détruire par la force ce qui n’est pas déjà détruit. Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’ils croient ce qu’ils disent et que, de ce qu’on veut les avilir, ils se regardent comme avilis. C’est vraiment une merveilleuse complaisance, et une curieuse époque que celle-ci où on dit aux uns : Je vous fais braves, aux autres : Je vous fais vils, et où chacun répond : Soit fait ainsi que vous l’ordonnez.

Ce que vous dites de l’effet de l’imprimerie et de l’artillerie, l’une pour la force, l’autre pour la pensée, est bien spirituel et peut-être profondément vrai. On chante victoire quand on a trouvé un moyen de plus, comme si les moyens ne servaient pas pour et contre, dans un tems donné. Mais alors, que deviendra l’espèce humaine ? Je ne fais pas cette question seulement sous le rapport intellectuel, sous le rapport de la perfectibilité, enfin sous tous les rapports philosophico-romanesques ; mais je la fais dans toute son étendue et je ne sais trop comment la résoudre. La Chine me paraît bien une assez longue station, et nous nous en approchons à grands pas. Mais pourrons-nous y rester toujours, ou y aura-t-il encore un progrès dans ce sens, qui a cela de remarquable qu’il est pour ainsi dire à la fois anti-physique et anti-moral ? La Chine me paraît la première époque du règne du mécanisme sur le genre humain. Los sens ont commencé, après les sens l’âme. Jusqu’alors il y a la nature et très belle