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J’ai peu de données sur les projets de notre amie. Elle m’écrit, mais ses lettres sont courtes, et ses résolutions incertaines. Ce que vous me dites sur Juliette est triste. Cette crise[1] dans une vie déjà mal arrangée, et qui avance, est un malheur plus grand par ses suites que par ce qu’elle peut en souffrir dans le moment même. Elle ne prépare rien pour l’avenir, et quand tout ce qui pare le présent sera passé, elle aura peut-être à souffrir de l’isolement qu’elle ne prévoit pas assez. Cependant elle a tant de charme et tant de véritable bonté que le sort peut-être sera moins sévère. Elle a plus de dévouement que d’amitié, ce qui est un malheur, mais ce dévouement lui vaudra peut-être des amis qui la consoleront, si elle peut les aimer assez pour être consolée par eux.

Je crois que je passerai ici ou dans les environs non seulement cet hiver mais l’été prochain. Si vous étiez à Napoléon ou dans quelque autre préfecture, vers le commencement de l’automne, il n’y a aucun doute que je n’aille vous y voir. J’aurais sinon fini du moins bien avancé mon ouvrage, et vous me seriez aussi nécessaire que la bibliothèque de Göttingue me l’est à présent.

Répondez-moi le plus tôt que vous pourrez, car vos lettres me font un grand bien. Parlez-moi un peu de vous, vous ne m’en dites pas un mot, et j’en murmure, et croyez à une amitié et à une sympathie inaltérable.


XXVIII


Göttingue, ce 30 janvier 1812.

Que de tems s’est écoulé, cher Prosper, depuis que j’aurais dû répondre à votre dernière lettre ! Je ne sais quel découragement m’avait saisi. Je trouve qu’il y a des momens où l’on évite les conversations ou les correspondances qui rappellent la pensée et mettent l’esprit en mouvement, comme au milieu d’une douleur très profonde, pour un ami qu’on a perdu, on évite de prononcer le nom de celui qu’on regrette. J’ai d’ailleurs eu des courses à faire, et dans un état d’âme où l’occupation unique

  1. Auguste de Staël, alors âgé de 21 ans, se montrait des plus attentifs pour Mme Récamier qui semblait fort goûter ces hommages, sans que son impeccabilité en fut toutefois ébranlée.