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le reconnaîtriez presque plus et c’est encore une triste preuve de cette fatalité attachée de nos jours à tout ce qui est noble et bon.

Pour moi, cher Prosper, je me trouve ici comme le doge de Gênes à Versailles, toujours plus étonné d’être loin de la France et d’en être loin par ma volonté. Si je puis me remettre au travail, mon séjour ici m’aura été utile, si tant est qu’on puisse appeler utile ce qui ne sert qu’à terminer un livre qui ne trouvera guère de lecteurs. Mais enfin, il est commencé, et même presque achevé, et il m’aura rendu le service d’avoir rempli ma vie. Ce qui entretient encore dans mon âme un sentiment un peu actif, c’est l’espérance et la résolution ferme de passer du temps avec vous, non pas à Paris, où nous jouirions bien peu l’un de l’autre, mais dans la préfecture quelconque que vous occuperez quand je serai au bout de mon pèlerinage. Il me semble que votre conversation rendra de la vie à mon esprit, et que cette longue séparation même nous fournira bien des choses à nous dire. Il y a longtems que j’ai été privé du plaisir de la confiance.

Ce n’est pas que je ne trouve dans mon intérieur tout ce que que la douceur peut offrir de ressources et l’affection de bonheur. Je ne veux pas faire, comme Hochet, un développement pompeux et pathétique des avantages de l’intimité conjugale, bien que j’en jouisse autant que lui.

Adieu, cher Prosper. Excusez mon silence de deux mois qui n’a été causé que par de trop bonnes raisons, et croyez à un attachement qui ne finira qu’avec ma vie.


XXX


Göttingue, 12 juin 1812.

Cher Prosper, je voudrais vous écrire, par pur égoïsme, pour recevoir une lettre de vous : et, cependant, je ne sais que vous dire, non que je n’eusse mille choses à vous dire si nous étions ensemble, mais de si loin, sur le papier, sans qu’aucune réponse m’anime, je ne sais comment trouver en moi quelque chose qui vaille la peine d’être écrit

Vous avez raison : l’Allemagne est triste et pour la raison que vous dites. Le monde réel est de trop peu d’intérêt pour ces hommes qui se sont fait un monde en eux-mêmes. Quand Anaxarque disait en se laissant piler dans un mortier : « Tu u atteins que