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fait usage et je continue à en faire usage depuis que ma vie changée m’a jeté au milieu de beaucoup de sociétés diverses, de petites villes de courtisans, et d’autres espèces de cette nature. Cette recette est de ne parler sur rien de ce qui tient à aucune des idées qu’on ne veut pas étouffer en soi. La conversation des gens médiocres souille ces idées sans qu’on s’en aperçoive. Cette conversation relâche comme les bains tièdes, et il n’y a de moyen de s’en garantir que de mettre à l’abri ce qu’on ne veut qui soit relâché. Je traverse donc la vie avec mon trésor d’idées que je crois bonnes et fières, sans qu’elles entrent jamais en contact. J’ajoute à cela d’y penser exprès en parlant d’autre chose. Cela ne donne pas beaucoup de suite à mes discours. Mais qu’importe ? Ils valent bien ceux qui les écoutent. J’ai quelquefois une sorte de satisfaction à porter ainsi en moi ce que personne ne peut atteindre, et quand je cause, je suis comme ce sorcier qui avait créé un fantôme contre lequel son ennemi se battait, et qui riait de la méprise. Je ne reparlerai du fond de moi-même, cher Prosper, que quand nous nous reverrons.

Il y a du vrai dans ce que vous dites du factice. Sans doute il y a toujours sous le factice du réel, qui met en mouvement ce factice. Mais je distingue pourtant entre deux classes d’êtres, et vous aussi, puisque vous convenez que les anciens étaient différens de nous. Que ce soit l’individualité qui crée le factice est parfaitement juste. Aussi les anciens sont-ils d’autant moins factices qu’ils sont moins individuels. Hésiode l’est plus qu’Homère. Aussi y a-t-il du factice dans Hésiode, tandis qu’il n’y en a point dans l’Iliade, ni dans l’Odyssée. On ne voit pas d’individualité dans Sophocle. C’est une grande et belle couleur nationale : ainsi tout est nature dans Sophocle. Euripide est tout individuel, mais tout est factice dans Euripide. Le factice vient donc, comme vous dites, de l’individuel oppose’ ; au général. C’est un but partiel qui n’est pas d’accord avec le grand but. C’est le mouvement de chaque vague qui tournoie en suivant le cours du fleuve. Cela est si vrai qu’un fleuve où toutes les petites vagues auraient un mouvement marqué à elles ne serait pas à beaucoup près si imposant, ne nous paraîtrait pas aussi naturel que celui dont la surface uniforme porterait toute notre attention sur son cours rapide. Voilà de la métaphysique en échange de la vôtre, cher Prosper, mais vous la comprendrez mieux que tous nos professeurs allemands.